Dossier pédagogique – Mathématiques Congolaises
Ce dossier est destiné à toute personne désireuse de développer une animation sur le livre « Mathématiques congolaises » de Inkoli Jean Bofane en proposant des clefs de lecture, des pistes d’interprétation et d’analyse. Par ailleurs, il propose des activités visant à développer le goût pour la lecture et soutenir la créativité littéraire des élèves.
Un dossier pédagogique réalisé par Jean-Claude Kangomba
> Âge: élèves de secondaire à partir de 14 ans
> Matière(s): Français, Histoire
> Dossier pédagogique novembre 2019
> Mots-clés: Congo, RDC, enfance, apprentissage, colonisation, solidarité, violence, sorcellerie
L’AUTEUR
Inkoli Jean Bofane est né en 1954 à Mbandaka, chef-lieu de la province de l’Equateur en République Démocratique du Congo. Quelques années après sa naissance, sa mère a épousé un Belge, planteur de café à Gemena, avec qui elle a eu un fils et une fille.
A six ans, Jean Bofane et sa famille débarquent à Bruxelles en catastrophe, fuyant devant les troubles et les exactions survenus au Congo à la suite de la proclamation de l’indépendance.
Fin 1962, la famille tente de se réinstaller au Congo mais peu de temps après éclatent de nouvelles rebellions armées, qui mettent le pays à feu et à sang. Trois ans plus tard, elle est de nouveau acculée à un retour précipité en Belgique. Le jeune homme en profite pour terminer ses études secondaires et aborder une formation dans la publicité à Paris.
A l’issue de sa formation, il n’arrive pas à trouver du travail en Belgique et décide de repartir au Congo en 1983. Il travaille dans la publicité et fonde une maison d’édition, Publications de l’Exocet, qui diffuse des bandes dessinées satiriques et des enquêtes journalistiques.
Mais après la prétendue libéralisation politique de 1990, des troubles politiques éclatent à Kinshasa, accompagnés des pillages généralisés. En 1993, Jean Bofane décide de s’installer définitivement en Belgique avec femme et enfants.
Stimulé par son travail dans la publicité et les images, il se lance dans la rédaction d’un livre pour enfants, projet qui aboutit, chez Gallimard Jeunesse, à la publication de Le lion n’est plus le roi des animaux (Paris, Gallimard, 1996). Dans la foulée, il signe un contrat avec un autre éditeur qui, quatre ans plus tard, aboutit à la publication d’un deuxième livre pour enfants, Bibi et les Canards (Charleroi, Editions du Carrousel, 2000). Huit ans plus tard paraît Mathématiques congolaise chez Actes Sud, désormais sa maison d’édition de prédilection. Ce roman sera suivi de Congo Inc. Le Testament de Bismarck (2014) et de La Belle de Casa (2018).
L’œuvre de Jean Bofane connaît un rayonnement remarquable, avec une traduction en plusieurs langues et l’obtention de nombreux prix, notamment :
Prix de la critique de la communauté française de Belgique 1997
Prix Jean Muno 2008
Prix littéraire de la SCAM 2009
Grand prix littéraire d’Afrique noire (ADELF) 2009
Grand prix du roman métis de la Ville de Saint-Denis à la Réunion 2014
Prix de l’Algue d’or 2015
Prix des Bibliothèques de la ville de Bruxelles 2015
Prix « Coup de cœur » Transfuge 2015
Prix des cinq continents de la Francophonie 2015.
LE ROMAN
Résumé
Mathématiques congolaises est, pour l’essentiel, l’histoire d’une ascension sociale, celle d’un jeune orphelin nommé Célio Matemona. Ses amis l’ont surnommé Célio Mathématik, pour son penchant immodéré à user des formules mathématiques en toute circonstance. Il a perdu sa famille au cours de la première guerre du Shaba (appellation de la province congolaise du Katanga pendant le règne du président Mobutu) et le seul objet de son père qu’il a pu récupérer est un précis de Mathématiques qu’il conserve telle une précieuse relique, pour comprendre et résoudre les problèmes que la vie lui pose.
L’intrigue démarre sur un bain de sang, dans lequel périt Baestro, un jeune ami à Célio Matemona, lors d’une manifestation publique. C’est le puissant Gonzague Tshilombo, directeur du bureau « d’information et plans » attaché à la présidence de la République, qui est à l’origine de ce drame. En réalité, la manifestation n’était qu’une mascarade destinée à crédibiliser le statut « d’opposant » de Makanda Rashidi, un vieil ami de Gonzague Tshilombo, président d’un de ces nombreux partis « alimentaires » qui gravitaient autour des faveurs présidentielles.
Lorsque Gonzague Tshilombo se présente à la famille du défunt pour étouffer l’affaire à coup de billets de banque, Célio, avec sa gouaille et son aplomb habituels, l’impressionne au point que Gonzague finit par le prendre comme conseiller. Du jour au lendemain, la vie de Célio s’en trouve complètement métamorphosée. Il doit déménager rapidement pour habiter son luxueux appartement de fonction pendant que son compte en banque se remplit. Mais surtout, ses nouvelles fonctions lui dévoilent l’étendue inquiétante des pouvoirs de Gonzague Tshilombo, qui n’est en réalité qu’une sombre barbouze du régime dictatorial, avec comme tâche, entre autres, de torturer et de faire disparaître toutes les personnes qu’il estime gênantes ou dangereuses pour le régime.
Grisé par le formidable sentiment de puissance que lui donne sa fonction, Célio collabore à plusieurs coups tordus. Jusqu’au jour où il prend l’exacte mesure du cynisme et du mépris des valeurs du pouvoir en place, cynisme qui a abouti, notamment, à l’assassinat de son jeune ami Baestro. Célio n’a jamais abandonné son idéal d’honnêteté, ni les amis de son ancien quartier, qu’il passe voir régulièrement. Il décide alors de faire payer le crime à Gonzague Tshilombo, à partir des informations compromettantes qu’il a pu réunir sur lui. Le texte s’achève sur une note d’espoir, avec une ouverture démocratique de plus en plus prometteuse, qui donne l’occasion à Célio de poser sa candidature pour la députation nationale.
Titre et première de couverture
Le titre de l’ouvrage de Bofane ne laisse pas d’interpeller et une simple analyse de la première de couverture nous ouvre à un univers de sens vraiment fascinant, en parfait accord avec le contenu du roman.
Première observation, les mathématiques sont censées être une science universelle. Leur accoler un espace géographique précis peut paraître déconcertant. Par ailleurs, cette science renvoie à un univers maîtrisé, de précision et de concision. Ce qui est tout à fait contraire à l’image que renvoie, très souvent, le Congo depuis son indépendance : un inquiétant cocktail de désorganisation, de violence et de mal gouvernance.
Dans le contexte précis de cette fiction – dont les intitulés de chapitres renvoient constamment aux maths -, une explication est fournie à la page 101 : « Dans le calme de sa chambrette, sous un éclairage dansant, Célio Matemona tournait doucement les pages de l’Abrégé de mathématique à l’usage du second cycle de Kabeya Mutombo », seul objet rescapé de la catastrophe familiale, qui appartenait à son père, l’instituteur Cyprien Matemona.
Lui-même rescapé du chaos et de l’horreur, le jeune Célio va s’accrocher à cet ouvrage dont le contenu est dédié à l’ordre et à la rationalisation du monde qui nous entoure, pour justement tenter de remettre de l’ordre et du rationnel dans sa vie, qui semblait lui échapper depuis la disparition tragique de ses parents. La relation symbolique est donc facile à établir avec le désordre qui a envahi son pays depuis l’indépendance, pays qui a donc besoin de « mathématiques » pour retrouver la cohérence et la rationalité, d’où « Mathématiques congolaises ».
Toujours à propos de cette première de couverture, il nous semble important de nous intéresser à l’illustration qui, forcément, entre en résonance sémantique, et avec le titre, et avec le contenu du livre. Lorsque nous « lisons » cette image de bas en haut, trois subdivisions importantes nous interpellent :
- au premier plan, le tiers inférieur affiche deux armes de poing, de type « colt 1873 », l’une tournée vers la gauche et l’autre vers la droite. Placées sur une ligne du temps, ces illustrations semblent renvoyer à un passé tourmenté et dominé par la violence, ainsi qu’à un futur promis également à la lutte et au combat. Ceci coïncide parfaitement avec la trajectoire du héros de Mathématiques Congolaises. Entre les deux se dresse la silhouette d’un homme souriant, au sourire carnassier et prêt à « en découdre ». Ce qui peut renvoyer à un « présent » du récit qui occupe la partie centrale du texte.
Revenons à notre « lecture » verticale pour justement aborder ce deuxième tiers avec un personnage confortablement posé sur un décor expressif. Le fond est sombre pour mieux mettre en lumière le personnage. Ressort ainsi de manière saisissante son habillement élégant, qui ne peut que renvoyer à l’imagerie de la « Sape », terme que les Congolais utilisent comme acronyme de « Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes ». C’est un phénomène culturel et surtout vestimentaire très populaire auprès des jeunesses kinoise et brazzavilloise, les deux capitales les plus rapprochées du monde, étant juste séparées par un cours d’eau, le fleuve Congo.
La Sape pourrait faire l’objet d’un exercice intéressant avec les étudiants, qui pourront chercher et catégoriser ses différentes manifestations .
D’autant plus que des musiciens congolais célèbres ont été des porte-étendard de ce mouvement (Papa Wemba, King Kester Emeneya, etc.). L’auteur lui-même ne manque pas de l’évoquer avec pittoresque : « Des sapeurs et des sapeuses défilaient dans la rue. Matonge, égal à lui-même, méritait sa réputation de quartier-phare de la ville. Les jeunes gens rivalisaient d’élégance dans des vêtements inspirés des grands couturiers. Là où Hampâté Bâ et Sartre n’avaient pas réussi, Giorgio Armani, Gianfranco Ferre, Takeo Kikushi et Thierry Mugler avaient, depuis belle lurette, intégré l’inconscient collectif des jeunes Kinois » (p. 136-137).
Pour boucler cette « lecture » verticale, signalons que le tiers supérieur de notre illustration de couverture affiche un siège très élégant, voire un trône. Ce qui nous renvoie à une image de réussite et de prestige, exactement ce qui attend le héros du livre lorsqu’il est recruté dans les services attachés à la présidence. Pour nous résumer, on peut constater que l’axe horizontal renvoie aux multiples combats de la vie du héros face à l’adversité et à la bêtise humaine, tandis que l’axe vertical symbolise son ascension et sa réussite. Lui, l’orphelin et le moins que rien, est parvenu à atteindre la dimension glorieuse d’un leader d’envergure nationale. Ce n’est donc pas un hasard si, à la fin du livre, il remet le livre de mathématiques aux jeunes jumeaux de maman Bokeke, Mboyo et Boketshu car à ce stade de sa vie, il estime avoir accompli entièrement sa trajectoire d’apprentissage (p. 295). A lui donc de passer le témoin à la génération montante, pour d’autres parcours et d’autres réussites.
Cet exercice de « lecture » horizontale et verticale peut servir d’exploitation pédagogique, lorsqu’elle est menée par les étudiants, guidés en cela par l’animateur.
Sur le plan esthétique, l’illustration affiche tous les stigmates de la peinture populaire congolaise telle que l’ont popularisée des artistes comme Chéri Samba, Moké, Chéri Chérin, etc.
Ce secteur peut constituer la base d’une exploitation pédagogique captivante, en demandant aux étudiants de le documenter et de le commenter.
Enfin, il nous faut évoquer l’auteur de cette illustration, le célèbre photographe, peintre et cinéaste congolais Kiripi Katembo Siku, natif de Goma qui, après son cursus à l’académie des beaux-arts de Kinshasa, est devenu l’architecte de multiples visages qu’offre Kinshasa à la caméra et à l’objectif, en tant que mégalopole située au centre de l’Afrique et absolument « hors norme », à tout point de vue. Armé de son matériel audio-visuel, Kiripi Katembo a traqué sans relâche l’insalubrité légendaire de cette ville fascinante, au point où l’on peut affirmer qu’il en est mort car il a été emporté par une foudroyante malaria cérébrale à seulement 34 ans (l’auteur évoque cette maladie à la p. 211 de son roman).
Chapitres
Le roman de Jean Bofane contient dix chapitres et se clôture sur un épilogue. Leurs intitulés sont tous marqués au coin de la fameuse science exacte que souligne le titre de l’ouvrage. Procédé qui dessine une architecture originale à l’allure charpentée et élaborée, qui ne semble rien laisser au hasard, eu égard aux algorithmes évoqués. Et l’on comprend pourquoi l’on parle du « langage mathématique » car surgissent des coïncidences allégoriques entre le contenu du chapitre, d’une part et, de l’autre, les formules qui le chapotent.
Exploitation pédagogique : stimuler l’imagination créatrice des étudiants en leur demandant de dresser une cartographie de ces correspondances allégoriques entre les intitulés de chapitres et leurs contenus.
Nous allons maintenant parcourir brièvement le contenu de chaque chapitre afin de mieux comprendre les articulations de l’architecture invoquée ci-haut.
Chapitre I : La sarabande des nombres
L’auteur plante un décor à la manière d’une scène d’exposition au théâtre, qui nous présente les personnages les plus récurrents dans leur milieu habituel. Le premier décor est celui de la concession de l’ONG où Célio vient souvent rencontrer ses amis. Le deuxième est le hangar où squattent une masse de sans-abris et de déshérités de la ville. Célio y a trouvé un petit coin de vie.
Dans le premier, nous faisons la connaissance de Célio Matemona, des préalables à sa passion pour les mathématiques et de son affection pour la famille de mère Bokeke Iofa, responsable d’une nombreuse famille : ses trois enfants Patrick, Mboyo et Boketshu, ainsi que ses deux neveux Baestro et Gaucher et, enfin, le vieux Isemanga, qui faisait office de planton pour l’ONG et tenait une petite échoppe au bord du boulevard de la Justice, dans la commune de la Gombe. C’est là que l’adjudant Bamba et son chauffeur Landu, les hommes de main de Gonzague Tshilombo, viennent recruter Baestro et son frère Gaucher pour une manifestation au cours de laquelle Baestro trouvera la mort.
Chapitre II : Apologie de la soustraction
Célio Mathématic récolte des fonds pour une ONG qu’anime le père Joanidès Lolos, qui a été son tuteur et son professeur de mathématiques au Katanga. L’adjudant Bamba et Landu enlèvent Gaucher pour l’intimider afin qu’il ne divulgue pas les circonstances douteuses dans lesquelles son frère Baestro a trouvé la mort.
Chapitre III : L’ascension de l’hypoténuse
L’adjudant Bamba, qui en a marre de servir un civil en la personne de Gonzague Tshilombo, sollicite le sorcier Mbuta Luidi, de lui faciliter l’accès à un autre poste dans l’armée. Pour sa part, Tshilombo se décide à recruter Célio dans ses services.
Chapitre IV : Les algorithmes nocifs
Après être devenu l’homme de confiance de Tshilombo, Célio passe du service de documentation à celui de conseiller. C’est lui, désormais, aura la charge de gérer la communication. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Bakkali, une demoiselle qui travaille à l’office national de radio et de télévision. Par ailleurs, il prend possession de son luxueux appartement de fonction sur l’artère principale de la ville, le boulevard du trente juin. Il faut également signaler la mort du sorcier Mbuta Luidi, que consultaient autant l’adjudant Bamba que son patron Tshilombo. Le chapitre s’étend sur les malheurs vécus au Katanga par Célio et sa montée vers Kinshasa, à la suite du père Lolos, qui y a été muté quelque temps auparavant.
Chapitre V : Conjectures ioniques
Avec la permission de son patron et la complicité de son amie Bakkali, Célio se lance dans une grande campagne de déstabilisation des opposants en semant le doute sur leur moralité. Diffusées par la télévision nationale, ses insinuations sur leur corruption par le pouvoir créèrent de l’émoi aussi bien dans la population que chez les concernés eux-mêmes. Après une visite au père Lolos, Célio retrouve la jeune Bakkali, pour laquelle il commence à éprouver plus que de l’amitié.
Chapitre VI : Les coefficients du chaos
Pour atténuer un tant soit peu la pression internationale sur le régime dictatorial à des fins d’ouverture démocratique, Célio propose à son patron de manipuler l’opinion internationale au détriment de la France (la puissance la plus hostile) en compromettant un ressortissant français dans un complot de déstabilisation du Congo. L’adjudant Bamba obtient des aveux forcés, au moyen de la torture et le bureau du plan peut se réjouir de sa totale réussite dans ladite manipulation. Les aveux du fameux « coupable » sont présentés à la télévision face à une population complètement médusée. Pour Célio, c’est le triomphe. Tshilombo le présente aux grands du régime, qui le félicitent pour son intelligence et son efficacité. Mais cela ne calme pas la population pour longtemps. Les manifestations contre le régime reprennent de plus belle.
Chapitre VII : Les fractions répétitives
Tshilombo veut se débarrasser de son ami Makanda devenu trop gourmand. C’est avec lui qu’il avait monté la mascarade au cours de laquelle Baestro a été tué. Cette fois, il veut l’impliquer dans scenario fatal de coup d’Etat avec une manipulation de quelques éléments de l’armée. Quant à Célio, lors des échanges avec le père Lolos sur Tshilombo et Makanda, il comprend tout à coup que ces deux-là sont complices et peut-être responsables d’un crime crapuleux, celui de Baestro. Célio veut connaître le fin mot de cette histoire en menant sa propre enquête.
Chapitre VIII : La prolifération des neutrons
En retrouvant Gaucher désormais réfugié chez un parent dans une banlieue éloignée du centre, Célio finit par apprendre les circonstances exactes de la mort de Baestro. Célio décide de venger la mort de son ami en assemblant des informations compromettantes sur son patron. Mais entre-temps, il doit encore prêter main forte au dernier coup tordu de son patron, cette foi contre Makanda, avec la complicité de Bamba et de Landu. Un montage mensonger est préparé par le bureau de plan, montrant Makanda dans une posture de rebelle et annonçant un coup d’Etat.
Chapitre IX : La trajectoire de Kepler
Avant de s’embarquer dans le nouveau coup tordu contre Makanda, l’adjudant Bamba veut assurer ses arrières en exigeant de Tshilombo un paiement et en lui révélant qu’il détient des informations compromettantes contre lui. Avant de quitter son domicile pour sa mission, il dispose des carnets de notes sur la table, relatant toutes les exactions de Tshilombo, pour le cas où quelque chose lui arriverait. Comme le craignait, Landu et lui sont éliminés au cours de la mascarade de coup d’Etat. Makanda est mis aux arrêts. Après avoir appris la mort de l’adjudant Bamba, Célio, suivant son intuition, se rend au domicile de ce dernier et récupère les carnets compromettants. Aussitôt, il démissionne de son poste au bureau des plans.
Chapitre X : La trajectoire de Kepler
Célio prend connaissance des carnets de Bamba et découvre toute l’étendue des exactions perpétrées par Tshilombo et le service du plan. Le procès de Makanda est mis en route pendant que les carnets de Bamba sont diffusés dans la presse de manière anonyme. Ce qui pousse Tshilombo à disparaître du paysage.
Epilogue
Après tant de souffrances, la libéralisation politique est enfin annoncée à la télévision nationale. C’est un immense soulagement pour la population, qui se prépare désormais aux élections à tous les niveaux. Célio est un des candidats à la députation nationale.
Thèmes majeurs
L’enfance et l’apprentissage
Cela est essentiellement dû au parcours du héros, Célio Matemona. Il perd ses parents très tôt et se voit obligé de prendre sa vie en charge pratiquement tout seul. C’est une des raisons pour lesquelles il s’accroche désespérément au Traité de mathématique hérité de son père. Ce livre est le symbole de la présence paternelle en tant que fonction référentielle de protection et de formation. C’est ce qu’il déclare à la page 30 alors qu’il parcoure les pages de l’ouvrage :
« Les mots avaient résonné en lui comme des paroles divines. Il avait survolé les pages pour en savoir davantage et ce fut l’illumination. Lui, qui n’avait plus de parents et personne d’assez intime pour lui servir de guide à travers la vie, commença à bâtir ses convictions à partir de ce qui était écrit dans le manuel. (…) Le bouquin comportait des vérités inébranlables dont Célio tira une grande partie de la philosophie de sa vie. Le livre devint comme un grimoire capable de lui ouvrir les portes de mondes fabuleux ».
Malgré tout, sa rencontre avec le père Lolos est capitale, non seulement parce que c’est un professeur de mathématiques (et donc un guide vivant) mais aussi par l’attention spéciale qu’il porte à ce jeune orphelin. On peut mesurer cette importance de la présence du prêtre dans le vie du jeune garçon à son ahurissante réaction lorsque le prêtre est transféré à Kinshasa par sa congrégation : « Célio était ravagé par le vide immense qui venait une fois encore de se faire dans sa vie. Cette nuit-là, la pierre grossit encore, elle devint même énorme. Célio ne parvint pas à dormir car elle le faisait suffoquer. A l’aube, de peur d’en mourir, il rassembla ses maigres biens, quitta subrepticement l’orphelinat et se dirigea en courant vers la gare de chemin de fer de Lubumbashi » (p. 127). C’est ainsi que le jeune garçon, dépourvu de toute ressource, entreprend un voyage inimaginable, celui de rejoindre Kinshasa par des moyens terrestres, par rail, cours d’eau et par route. Il faut savoir que c’est un trajet de plus de 2000 km, dans un pays où la précarité des déplacements expose à toute sorte de mésaventures.
Cette relation filiale sera confirmée à la fin du livre par le prêtre lui-même lorsque Célio lui annonce sa démission des services de la présidence. Voici sa réaction : « Fais comme tu veux, mais oublie le gouvernement, ce n’est pas pour toi. Je comprends qu’il ait fallu que tu travailles, mais pas au risque de te brûler les ailes. Prends plutôt en compte ta nature profonde. Tu ne seras jamais un salaud, Célio. Et pour tout te dire, je suis fier d’avoir un fils comme toi » (p. 291).
Pour finir, on peut rappeler ici que les deux premières publications de l’auteur sont justement des textes destinés à la jeunesse (Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux et Bibi et les canards). Le héros de Congo Inc est également un jeune qui cherche sa voie. Ce qui montre à quel point cette thématique est centrale dans l’écriture de l’auteur.
La violence
Elle prend plusieurs visages, dont le trait commun est celui de nier l’humanité de la victime, souvent à travers la mise à mort.
Il y a d’abord la violence des conflits armés, qui ont notamment rendu orphelin le héros du roman, tel celui de « la guerre de quatre-vingts jours », ayant opposé l’armée du régime à des rebelles venus d’Angola. Les civils en ont souvent été les victimes expiatoires : « Des coups de feu claquèrent. Célio se sentit soulevé de terre. Sa mère, son bébé attaché dans le dos, l’avait empoigné à bras-le-corps et courait à travers le rideau des hautes herbes qui les dépassait de plusieurs têtes. Des rafales fusaient de partout, le diable avait commencé à aboyer. Elle le lâcha et l’agrippa par le poignet de façon à ce qu’il puisse courir à côté d’elle. Les balles hachaient menu les fibres végétales tout autour d’eux. De partout on entendait des cris et des bruits de piétinements de broussailles. Le cœur de Célio battait à tout rompre dans ses oreilles. Brusquement, sa mère tomba.
- Cours Célio, cours ! Hurla-t-elle » (p. 123-124).
Il y a ensuite la violence économique et sociale infligée aux populations à travers une misère insoutenable, dans un pays aussi plein de ressources, du sol et du sous-sol. Nous avons pu lire chez Bofane les pages les plus dures qui soient sur la faim. C’est la figure de la misère que l’auteur a choisi de mettre en exergue, avec majuscule : « la Faim, au milieu de la population, gagnait du terrain, faisait des ravages considérables. Elle progressait en rampant, impitoyable, comme un python à deux têtes. Elle se lovait dans les ventres pareille à un reptile particulièrement hargneux creusant le vide total autour de sa personne. Ses victimes avaient appris à subir sa loi. (…) L’effort faisait trembler les membres, rendait les mains moites et froides. Le cœur avait tendance à s’emballer. Pour calmer la bête, on lui faisait alors une offrande d’eau froide, pour qu’elle se sente glorifiée » (p. 25-26).
Ailleurs, l’auteur évoque de manière saisissante le cocktail calvaires qui anéantissent la population : « Qu’avaient-ils à perdre, au fond, dans la vie ? Les gens mouraient de la malaria, chaque jour, par milliers. On s’éteignait plus facilement qu’une lampe de pétrole. A force de se faire tirer dessus, la population se croyait devenue invincible devant les balles. Et puis, qu’importait la mort, du moment qu’elle était plus foudroyante que le VIH » (p. 211).
Vient enfin la violence politique et des services de sécurités, illustrée notamment par les nombreuses exactions de Gonzague Tshilombo et de ses sbires, telle la mascarade politique qui débouche sur la mort de Baestro : « La panique rendit d’ailleurs Baestro aveugle, sourd et déjà comme ailleurs. Il venait, à cet instant, d’atteindre la courbe ultime de la trajectoire de sa vie. Ses espoirs et ses désirs étaient dorénavant derrière lui. Il n’était déjà plus de ce monde. Il fit un crochet désespéré à droite, courut sans savoir, crut même s’envoler un instant, mais, en fait, il n’avait fait que trébucher sous le croc-en-jambe d’un partisan de Makanda Rachidi. La seconde d’après, un homme en uniforme sombre, béret sombre, yeux inexistants, lui cachait le soleil, appuyé sur son fusil, la baïonnette de l’arme lui fouillant maintenant le flanc. Baestro, cloué dans la poussière par la lame, contemplait, découpée dans le ciel immense, cette masse d’ébène penchée sur lui et qui le tuait, là » (p. 17-18).
On peut également mentionner les épisodes de l’intimidation du jeune Gaucher et de l’arrestation accompagnée de torture du jeune Français Henrik Varlet.
La colonisation et le conflit de générations
Nous regroupons ces deux thèmes car, pour l’essentiel, ils s’expriment par le biais du vieux Isemanga, le planton de la concession ONG, devant laquelle il tient un petit étal de marchandises (ligablo) comme il en existe pratiquement dans toutes les rues de Kinshasa.
Voici comment il rappelle aux jeunes l’arrivée des Blancs dans la province de l’Equateur, sa région natale : « La première expédition qui arriva dans cette contrée reculée de l’Equateur, petits, se composait comme d’habitude d’un explorateur ou deux, de quelques soldats, de porteurs et d’un missionnaire en avant de la colonne, portant toujours barbiche poivre et sel, longue soutane blanche, sandales en cuir, casque colonial. Evidemment, au plus profond de la forêt, ils tombèrent dans l’embuscade tendue par mes pères et mes oncles. Ceux-ci tuèrent toute la troupe de quelques flèches bien placées (…). Puis il y eut la troisième expédition. On a encore tué tout le monde, mais cette fois-ci, petits, quand le même type à la barbiche, soutane et sandales, a crié, les mains levées : « Mes frères, mes frères ! », intrigués par son invincibilité, mes pères et mes oncles lui ont laissé la vie sauve pour le sommer de s’expliquer. Il leur a raconté l’histoire d’un juif, qu’il était censé représenter, qui, déjà à l’époque, ressuscitait encore plus rapidement que lui. En trois jours. A partir de là, petits, on a été foutus. C’est ainsi que la colonisation s’est introduite par la duplicité et la ruse dans la région de Monkoto » (p. 85-86).
Quant au conflit de générations, il est clairement évoqué par le vieux Isemanga en personne à la page 41 : « Les jeunes provoquèrent Vieux Isemanga qui répliqua par un flot de paroles, où il était question de conflit des générations, du respect qui se perdait en même temps que la cervelle, et du fait qu’à son âge, il n’avait pas de temps à perdre avec des morveux gérontophobes, et stupide de surcroît, étant donné que leurs têtes avaient la même forme que l’appendice génital de leurs géniteurs ».
Avec ses étudiants, l’animateur peut alimenter une réflexion autour du couple thématique Tradition/Modernisme qui hante toutes les anthologies scolaires africaines. En effet, le débat est profondément biaisé par la fausseté historique de l’opposition de ces termes, pour ce qui concerne le continent africain. En effet, Alors que toute tradition, quelle qu’elle soit, évolue normalement vers sa modernité, les potentialités de modernité africaine ont brutalement été tronquées au profit d’une modernité imposée par le fait colonial. Conséquence : l’Afrique est essentiellement caractérisée par sa tradition, de même que l’Occident est toujours caractérisé par sa modernité. Or, il existe bel et bien des éléments traditionnels dans la civilisation occidentale, comme il existe des éléments de modernité dans les civilisations africaines traditionnelles. La confusion vient du choc traumatisant de la rencontre entre les deux temporalités. Traumatisant en ce sens que l’Occident a tenté d’annihiler complètement les éléments de civilisation africaine en considérant celle-ci comme arriérée et sans intérêt. Ce faisant, il a présenté et érigé sa propre civilisation comme modèle universel. Ce procédé est la marque de tout impérialisme, quel qu’il soit.
L’autre chose à remarquer sur ce thème est que, dans la littérature africaine, et sur le lit de ce choc entre civilisation occidentale et traditions africaines, tout devient prétexte thématique : relations parents-enfants, garçons-filles, coutumes, croyances religieuses, héritage, mariage, polygamie, stérilité, maladie, travail, solidarité, âpreté de la vie urbaine, etc.
L’influence de l’oralité
Elle ressort surtout des interventions du vieux Isemanga et de tous les proverbes et autres dictons parsemés dans le récit. En voici quelques illustrations :
- Kwanga ya moninga, batiyaka yango miso te (« On ne lorgne pas le pain de manioc d’autrui », proverbe lingala).
- Mwana moke abetaka mbonda, bakolo mpe babinaka (p. 96- « Lorsque l’enfant bat le tambour, les adultes aussi dansent », proverbe lingala).
- Mwana mobali basekaka ye te, soki akufi naïno te (p. 165- « On ne rit pas d’un jeune homme s’il n’est pas encore mort », proverbe lingala).
Cette influence de l’oralité passe également par toutes les expressions empruntées aux langues congolaises (surtout au lingala) qui envahissent le texte. Elles sont légion et systématiquement traduites en bas de pages. Enfin, on n’oubliera pas l’influence de la musique congolaise, entièrement produite en langues africaines est qui connaît un rayonnement considérable sur le continent africain et dans le monde. Les textes sont souvent nourris à la sagesse africaine et contribuent à perpétuer ce savoir hérité du monde traditionnel. Nous y reviendrons lorsque nous aborderons le style du roman.
La présence d’éléments traditionnels peut faire objet d’une excellente exploitation pédagogique avec la recherche d’autres proverbes représentatifs des traditions de différents pays (africains et des Caraïbes, où vivent d’importantes diasporas africaines).
La solidarité et l’entraide entre démunis
L’illustration la plus pittoresque de cette solidarité se constate dans l’habitat que le narrateur présente comme « Le Maquis » (p. 23) : « En guise de logis, « Le Maquis » était un endroit plutôt particulier. Le local était un hangar, mais des couloirs quadrillaient la vaste étendue en dizaines de chambrettes délimitées par des parois de cartons montant un peu plus haut que la taille d’un homme. Ces chambres ne dépassaient pas les six mètres carrés et un simple rideau servait de porte. Chaque compartiment abritait une famille (…). Le plus surprenant était de voir des silhouettes se mouvant au niveau du sol, tels de grands insectes gabuleux. En effet, des handicapés qui mendiaient au centre-ville, des orphelins, les parias du mirage urbain, s’étaient regroupés là avec femmes, enfants et énergie du désespoir ».
Le héros du roman y a d’ailleurs élu domicile et participe sans réserve à cette ambiance solidaire, notamment en rendant bénévolement une foule de services aux autres habitants :
« – Célio, j’ai besoin de toi, tu dois m’aider à remplir des papiers, lui demanda un unijambiste au sourire édenté.
- Célio, les soldats ont encore arrêté mon mari. Tu dois venir avec moi voir le commandant, lui dit une jeune femme.
- Vieux Mathématik, j’ai besoin d’un mot bien senti en français pour mon professeur, dit encore un jeune garçon au torse nu » (23-24). Et ainsi de suite, à longueur de journées.
La sorcellerie et les pratiques magiques
Ce phénomène est bien présent dans le texte de Bofane, surtout à travers les agissements de l’adjudant Bamba, qui est allé consulté le sorcier Luidi pour un problème de promotion professionnelle. Voici comment il rapporte la chose à son chauffeur Landu : « Bien ! Petit, je crois que j’ai dû avaler quelque chose qui me dépasse. Surtout, rappelle-toi ce que je te dis aujourd’hui : n’enfreins jamais les ordonnances des ancêtres. Après s’être relâché, Bamba parla du sorcier Mbuta Luidi. Landu connaissait l’individu, il l’avait rencontré avec son supérieur, un jour qu’ils étaient à la recherche d’un journaliste qui avait écrit des calomnies sur le compte du gouvernement et du chef de l’Etat. L’adjudant lui fit part des exigences du sorcier et de la difficulté à sacrifier un être cher » (p. 96).
Style
Dans ce roman, Jean Bofane met en place une narration d’une puissance éblouissante, enchaînant commentaires, descriptions, diégèses à un rythme dont le souffle ne connaît aucun répit jusqu’à l’épilogue. À l’image du langage truculent du héros, le narrateur trouve toujours la formule adéquate pour évoquer la faim, les mouvements de foule ou simplement les longues conversations que les Kinois affectionnent à propos du sport, de la musique ou des évènements politiques (cfr nos citations précédentes).
L’auteur use de nombreux dialogues, qui sont autant des portes d’irruption de l’oralité dans le texte, ainsi que nous l’avons déjà signalé ci-haut. D’où cette luxuriance lexicale qui nous vaut un important lexique infrapaginal, notamment à cause de l’usage abondant des termes en lingala, langue d’usage dans la capitale congolaise. Pour peu que l’on prenne la mesure de la drôlerie et du bagou du parler kinois, on peut dire que l’auteur en a donné un aperçu assez réaliste.
Cet usage « démesuré » de la parole est justement en phase avec un monde lui aussi « démesuré », tant par sa complexité que par l’effort incessant qu’il impose à chacun pour la survie quotidienne. L’exemple le plus frappant reste celui du héros, Célio Mathématik, avec les longues phrases qu’il débite régulièrement, assaisonnées de formules mathématiques aussi obscures que décoiffantes pour la plupart de ses interlocuteurs. À la bande de ses potes, il lance cette interpellation alambiquée, pour les écraser de son savoir : « Où étiez-vous ? s’exclama-t-il. Où étiez-vous lorsque je finalisais ma première démonstration et que les nombres accomplissait ma volonté ? Que savez-vous de la théorie des fractales à travers laquelle j’ai pu analyser mon chaos intérieur ? Qui d’entre vous était là, lorsque j’intégrais l’infiniment petit ? » (p. 10).
Alors que son patron réfléchit à la manière de faire face aux manifestations de colère de la population, Célio propose ses fameuses formules pour résoudre la situation. Son patron avoue d’ailleurs qu’il n’y comprend pas grand’chose mais, fasciné par ce bout d’homme, il ne peut s’empêcher de l’écouter. Et ce dernier, une fois de plus, étale son savoir sophistiqué :
« Il faudrait générer à partir d’une information anodine une espèce de lame de fond qui puisse entraîner la population vers une seule et même direction. Pour démultiplier une action, l’Abrégé de mathématique de Kabeya Mutombo conseille ouvertement la fonction exponentielle, patron. C’est ce qui marche le mieux.
- je ne connais pas votre Kabeya Mutombo mais continuez, proposa Tshilombo. Célio se sentait euphorique » (p. 109).
À ces divers langages, il faut encore ajouter celui de la chanson congolaise bien présente, notamment, dans ces lieux de socialisation que sont, depuis les indépendances, les bistrots congolais. Le texte devient le lieu de confrontation, sinon d’affrontement de tous les types sociaux de langages. Sont évoqués régulièrement des musiciens congolais, tels Papa Wemba, Servos Niarkos (p. 48) ou encore Koffi Olomide (p. 208). Sans parler des personnages eux-mêmes, tel Baestro : « Baestro, le neveu, mélomane à ses heures, chantonnait une chanson mélancolique où il était question de rêves de réussite et d’espoirs déçus (p. 11).
Et que dire de l’intertextualité exprimée à la page 274, avec cette allusion savoureuse à Verre cassé, le roman d’Alain Mabanckou ! L’adjudant Bamba, qui prépare sa fuite par crainte de la réaction de Gonzague Tshilombo, dresse ainsi son programme : « Il lui fallait encore passer au bureau, prendre l’argent, aller au village des pêcheurs au bord du fleuve, louer une pirogue, traverser vers Brazza dans la nuit et aller prendre un verre au « Crédit a voyagé » qui ne ferme jamais ». De cette manière, la littérature revendique sa liberté de créer des correspondances entre des univers purement fictifs.
A ce stade, une belle exploitation pédagogique peut être réalisée sur cette thématique du roman, en sondant simplement les étudiants sur leurs connaissances à propos des musiques africaines, et notamment congolaises modernes.
Dans le patchwork de divers langages qu’instaure ce roman, il faut enfin signaler la publication des carnets de l’adjudant Bamba, qui introduisent une autre modalité de la phrase et du texte, calquée sur le style du journal intime, ou encore du rapport administratif.
A la question de savoir si on peut le considérer comme un auteur engagé, au vu de ses thématiques de prédilection, voici la réponse de Bofane : « Pour dénoncer ces actions, j’aurais pu me faire journaliste, politicien… et puis non. Mon but est simplement de prendre la parole. Je viens du peuple mongo, comme Isookanga dans Congo Inc., et, chez nous, il y a peu de statuaire et même peu de griots, qui sont une caste qui se réserve l’art de la parole : chez nous, la parole est réservée à tout le monde. Le mythe de la création du peuple mongo a été écrit par tout le monde, il n’y a pas d’auteur. Je me suis donc contenté d’utiliser la parole, qui est pour moi créatrice » (Entretien avec In Koli Jean Bofane – 28/11/2016 », Fabula / Les colloques, Afriques transversales, URL : http://www.fabula.org/colloques/document6348.php, page consultée le 9 janvier 2020.).
Pour conclure ce point sur le style, signalons que malgré les violences de toute sorte étalées dans son texte, l’auteur ramène toujours un peu de lumière et de résilience à travers son humour décapant, sa dérision et son ironie rafraîchissante. Ce sont des signes, parmi d’autres, d’une écriture maîtrisée et généreuse. On peut donc affirmer que le Congo a trouvé, avec notre auteur, une voix à la mesure de sa démesure.
LES LIEUX
Même si le pays n’est pas cité dans le texte, on peut, grâce à d’autres précisions topographiques, situer ce roman au Congo. À commencer par la ville de Kinshasa.
Mégapole de plus de 13 millions d’habitants, Kinshasa connaît tous les problèmes des villes qui ont grandi trop vite, sans la maîtrise ni de leurs populations ni de leurs infrastructures.
Elle se dresse sur la rive gauche du fleuve Congo, faisant face à une autre capitale, celle de Brazzaville, dans l’ancien Congo français.
Kinshasa a le statut de ville-province et fait partie des vingt-six provinces que compte la République Démocratique du Congo. Les autres lieux évoqués par Jean Bofane sont la province de l’Equateur et celle du Katanga, qu’on peut repérer sur la carte suivante.
Le Congo est le deuxième pays le plus vaste d’Afrique après l’Algérie, avec une population d’environ 80 millions d’habitants. Quatre langues nationales se partagent le territoire :
le lingala au nord-ouest et dans la capitale, le Kikongo à l’ouest et au sud-ouest, le tshiluba au centre et le swahili à l’est et au sud-est. C’est le plus grand pays francophone du monde.
L’animateur peut aborder d’autres aspects de ce pays : ses richesses minières (en partant des objets les plus connus comme les composants du téléphone et des nouvelles technologies : coltan, cuivre, cobalt…), son climat, évoqué dans le roman, sa situation politique, etc.
LE CONTEXTE HISTORIQUE
Si l’on prend en compte la totalité du temps des évènements évoqués dans Mathématiques congolaises, on peut affirmer qu’il part des années 1970, avec l’évocation de la guerre de quatre-vingt jours jusque dans les années 1990, à l’annonce de la libéralisation politique. Mais s’il faut également inclure les souvenirs du vieux Isemanga, il faut alors partir de la colonisation. C’est d’autant plus intéressant que le deuxième roman de l’auteur revendique clairement cette temporalité à partir du titre lui-même : Congo Inc. Le Testament de Bismarck.
Période précoloniale
Il faut d’abord préciser que la première fois que le Congo est évoqué dans l’Histoire du monde, c’est avec l’arrivée des Portugais à l’embouchure du fleuve Congo en 1482. Par la suite, les Portugais établissent des contacts réguliers avec le Mani Kongo, c’est-à-dire le roi régnant du puissant royaume Kongo, qui s’étendait sur un territoire important, englobant une partie de l’Angola actuelle, de la RDC, du Congo-Brazzaville et du Gabon.
Les Portugais construisent des missions et des écoles, et il y a même un échange d’Ambassadeurs entre le Mani Kongo et le roi du Portugal à partir de 1491. Malheureusement, à partir de 1510 la traite des êtres humains se développe de manière considérable et le royaume entre progressivement en déclin.
Période coloniale
La colonisation du territoire congolais est le résultat du rêve, un peu fou, d’un monarque européen en la personne de Léopold II, le roi des Belges (1835-1909). Lorsqu’il apprend que l’explorateur et journaliste britannique Henry Morton Stanley a réussi pour la première fois la traversée du Congo d’est en ouest en suivant le fleuve (1874-1877), il le recrute aussitôt pour son projet d’expansion coloniale, lui qui a toujours souhaité acquérir une colonie à exploiter au profit de la Belgique.
A la conférence de Berlin, qui se tient de novembre 1884 à février 1885, les collaborateurs du roi Léopold II parviennent à faire reconnaître ce territoire comme la propriété du roi des Belges. La proclamation de l’Etat Indépendant du Congo (EIC, première appellation du pays) est proclamée le premier juillet 1885. Fait exceptionnel, Léopold II est bien le chef de l’Etat de ce territoire africain, qui n’est pourtant pas (encore) une colonie belge.
C’est à la suite de ce que l’on a appelé « le scandale du caoutchouc rouge » (pour rendre rentable le territoire congolais, Léopold II soumet la population à des travaux forcés avec multiples exactions, notamment la punition des « mains coupées » pour ceux qui ne remplissent pas leur quota de récolte) que Léopold cède la colonie à son pays en 1908 . Désormais, le territoire est une colonie gérée par un ministre de colonies à Bruxelles et un Gouverneur Général à Léopoldville (Kinshasa actuelle).
Au sein de la Force Publique (l’armée coloniale congolaise), les Congolais participent à la Première Guerre mondiale et remportent de nombreuses victoires sur les Allemands, notamment celle de Tabora (Tanzanie) en 1916, sans parler de la reconquête du Cameroun. Sous commandement belge, ils prendront également part à la Deuxième Guerre mondiale avec la même énergie. C’est à cette période qu’il faut ramener les souvenirs du vieux Isemanga lorsqu’il évoque les années 1940 :
« – Petits, nous, en 1940 avec les Hitlers devant nous, on ne rigolait pas. On savait que les types étaient méchants, alors on avait décidé de devenir encore plus méchants qu’eux (…). Résultat, quand les Hitlers se trouvaient face à nous dans les combats, c’était tout de suite la panique puis la débandade » (p. 169). Le texte de Bofane rappelle également les victoires congolaises de la première guerre mondiale avec Saïo (Abyssinie) en 1941 et Tabora, déjà évoqué.
C’est à l’issue de cette guerre que la conscience politique s’éveille peu à peu alors qu’on voit surgir les premiers leaders politiques, tel Patrice Emery Lumumba et Joseph Kasavubu. Leurs revendications politiques et celles d’autres partis congolais aboutissent à la proclamation de l’indépendance du pays en 1960, qui les voit prendre les rênes du pays, l’un comme premier ministre et l’autre comme président.
1960-1990 : Rébellions et dictature
Malheureusement, aux yeux des puissances occidentales, le Congo est un pays stratégique, avec ses minerais précieux (Cuivre, cobalt, zinc, or, diamant, fer, etc. – La première bombe atomique larguée par les Américains au Japon sur Nagasaki et Hiroshima est d’origine congolaise, avec de l’uranium exhumé des mines du Katanga). Si l’on prend en compte le contexte de la guerre froide entre les Occidentaux et les pays communistes, le résultat forme un cocktail explosif pour l’avenir du pays. Le premier ministre Patrice Lumumba est rapidement assassiné et ses partisans entrent en rébellion armée. Plusieurs provinces proclament la sécession. C’est le cas de celles du Kasaï Oriental et du Katanga, parmi les plus riches en minerais. Le pays est mis à feu et à sang, jusqu’au coup d’Etat du général Joseph-Désiré Mobutu en 1965. C’est cette époque que Bofane évoque à la page 122 de son texte lorsqu’il expose les causes de la guerre de quatre-vingts jours qui a emporté les parents de Célio Matemona : « Ainsi les descendants des anciens gendarmes katangais, qui avait fuit dans les années 1960 après une guerre perdue, revenaient en force pour tenter de reprendre le pouvoir dans la région et déstabiliser la pays ».
L’arrivée du nouveau président rend un peu d’espoir aux habitants mais à partir de 1970, il se met à modifier les lois du pays pour progressivement ouvrir la voie à un pouvoir dictatorial parmi les plus spectaculaires du continent africain. La guerre de quatre-vingts jours déclenchée en 1977 sera suivie d’une deuxième guerre nommée Shaba II (La province du Katanga est alors appelée Shaba, à la suite des changements onomastiques opérés par le régime de Mobutu à partir de 1966 : ainsi Léopoldville s’appelle désormais Kinshasa, et le Congo devient Zaïre, pour finalement redevenir Congo avec l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila), un an plus tard. Les gendarmes katangais, appuyés par une force expéditionnaire cubaine, s’emparent de la ville de Kolwezi qui, avec sa grande production minière, constitue un des poumons économiques du Katanga, voire du pays.
Au lendemain de ces deux agressions armées contre le pouvoir, Mobutu est obligé de lâcher du lest mais il hésite encore devant une libéralisation complète du paysage politique. Ses opposants politiques lui forcent la main en créant un deuxième parti politique à partir de 1982 (l’UDPS - Union Pour la Démocratie et le Progrès Social). Cette lutte aboutit, finalement, à l’ouverture politique de 1990, qui voit le MPR (Mouvement Populaire de la Révolution), parti unique, redevenir un parti parmi d’autres.
1990-2020 : La lutte pour la démocratie toujours dans l’incertitude
En 1997, le maréchal Mobutu est renversé par Laurent-Désiré Kabila, un rebelle des années soixante, qui installe de nouveau un régime autocratique à la tête du pays. Il est assassiné en 2001 et son fils, Joseph Kabila, le remplace à la tête du pays. De nouveau le Congo entre dans la tourmente, avec un régime aussi autocratique que celui du père Laurent-Désiré Kabila. Les luttes politiques reprennent, notamment à travers plusieurs rébellions installées à l’est du pays, rébellions toujours actives jusqu’à ce jour. Les élections de 2019 débouchent, pour la première fois au Congo depuis son indépendance, sur une alternance politique issue des élections plus ou moins contestées, qui installent à la tête du pays Félix Tshisekedi Tshilombo, le fils de l’opposant politique le plus irréductible du maréchal Mobutu, Etienne Tshisekedi.
A cet égard, le roman de Jean Bofane semble prémonitoire car il se termine sur un espoir d’élections transparentes capables de donner au pays une nouvelle classe politique, plus responsable et plus compétente, à l’instar de notre héros : « Sans théories sérieuses, le métier de la politique était bien périlleux, se dit Célio. Pour l’instant, il avait à faire, lui. Les quartiers étaient mobilisés. Tous les petits ne parlaient que de Célio Matemona, dit Célio Mathématik, celui qui serait le mieux à même de les représenter à l’Assemblée nationale » (p. 318).
Jean-Claude Kangomba Lulamba
Attaché scientifique
Archives et Musée de la Littérature/Bruxelles
Professeur à l’ISP/Gombe – Kinshasa.