DP – Avant que les ombres ne s’effacent

Ce dossier est destiné à toute personne désireuse de développer une animation sur le livre « Avant que les ombres ne s’effacent » de Louis-Philippe Dalembert en proposant des clefs de lecture, des pistes d’interprétation et d’analyse. Par ailleurs, il propose des activités visant à développer le goût pour la lecture et soutenir la créativité littéraire des élèves.

Un dossier pédagogique réalisé par Fritz Berg Jeannot

 > Âge: élèves de secondaire à partir de 14 ans
> Matière(s): Français, Histoire
> Dossier pédagogique novembre 2019
> Mots-clés: Haïti, 2nd Guerre Mondiale, réfugiés juifs

Téléchargez en PDF le dossier pédagogique complet du livre « Avant que les ombres s’effacent » de Louis-Philippe Dalembert

L’AUTEUR

Louis-philippedalembert

Né le 8 décembre 1962 à Port-au-Prince (Haïti), Louis-Philippe Dalembert a grandi dans le quartier du Bel-Air, quartier du centre historique de la capitale haïtienne. Dalembert a fait ses études universitaires de premier cycle en Haïti (Lettres Modernes, École normale supérieure), avant de les poursuivre à Paris, jusqu’au doctorat (Littératures comparées, Paris Sorbonne III). Grand voyageur, il a vécu entre autres en Italie, à Cuba et en Israël. En lien avec ses nombreux déplacements, il promeut le terme du « vagabondage » qu’il vante comme une éthique de vie et un ferment de son travail d’écrivain. Il vit désormais entre Paris et Port-au-Prince. Depuis la publication de son premier recueil de poèmes Évangile pour les miens (1982), Dalembert s’est imposé dans le champ littéraire francophone comme un écrivain polygraphe : poète, romancier, nouvelliste et essayiste. Il enrichit les littératures haïtienne et francophones de plus d’une vingtaine de titres. Son oeuvre jouit d’une reconnaissance internationale : elle est traduite dans plusieurs langues et honorée de nombreux prix littéraires1 .

Ses principales oeuvres :

1.Poésie :

  • Ces îles de plein sel et autres poèmes (2000) ;
  • Poème pour accompagner l’absence (2005) ;
  • En marche sur la terre (2017).

2.Roman :

  • L’Autre face de la mer (1998) ;
  • Rue du Faubourg Saint-Denis (2005) ;
  • Ballade d’un amour inachevé (2014) ;
  • Mur Méditerranée (2019).

3.Nouvelle :

  • Le Songe d’une photo d’enfance (1993) ;
  • Les bas-fonds de la mémoire (2012)
  • Carrefour dangereux (2014).

CONTEXTE HISTORIQUE

Les liens entre Haïti et les migrants juifs sont très anciens. Certains auteurs les font remonter au temps de la colonie : plus précisément vers 1698, année de la fondation de la ville de Jacmel. Les migrants juifs de cette époque étaient assez actifs dans l’économie (agriculture, commerce) et le domaine culturel (musique, publication, etc.). Par les rapports plus humains qu’ils auraient entretenus avec les esclaves noirs, ils n’étaient pas trop bien vus des colons. Ils n’étaient pas considérés comme colons et, à leur décès, leur inhumation n’était pas autorisée aux espaces réservés à la réception de la dépouille des colons dans les cimetières.

La présence juive est également attestée après l’indépendance du pays et à la fin de la colonisation, en particulier sous le règne de Jean-Jacques Dessalines (1804-1806), fondateur de la patrie et premier chef d’État haïtien. L’année 1830 a inauguré un deuxième flux migratoire avec l’accueil de nouveaux migrants fuyant les pogromes polonais.

Une nouvelle page va s’ajouter à cette histoire entre les deux guerres et surtout autour de la Seconde Guerre Mondiale. Fuyant les persécutions nazies, et bénéficiant en 1937 d’un décret favorable à l’accueil et à la naturalisation de membres de communautés juives pourchassées en Europe, ils sont des centaines, voire des milliers, à trouver asile en Haïti. Par ailleurs, en 1947, Haïti a été l’un des 33 pays ayant voté aux Nations Unies, en faveur de la création d’un État d’Israël. Depuis, les relations entre les deux États ont traversé le temps sans discontinuer. Au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, des contingents de bénévoles accompagnant les Forces israéliennes ont été parmi les premiers étrangers à contribuer à la prise en charge des blessés et au sauvetage des victimes coincées sous des décombres.

Le roman Avant que les ombres s’effacent de Louis-Philippe Dalembert résonne comme un écho de cette longue histoire commune aux deux peuples, à l’heure des replis identitaires et communautaires. Il rend ainsi hommage à la mémoire de ces réfugiés et à leur descendance en Haïti.

LE ROMAN

Rédaction et publication du roman

Aux dires même de l’auteur, le roman Avant que les ombres s’effacent est le fruit d’environ quinze années de recherches et de trois années de rédaction . Il lui reconnaît une dimension à la fois historique et documentaire certaine, sans pour autant accepter de dénier sa valeur proprement littéraire. C’est aussi une oeuvre dont un épisode a paru antérieurement dans son livre à valeur documentaire, Le Roman de Cuba (2009). Il s’agit de l’épisode du « débarquement interdit des juifs errants de Saint Louis » qui en constitue le dix-septième chapitre . Ce chapitre est repris, non sans être réécrit, au chapitre intitulé « L’errance » du présent roman (p. 103-109).

Ce récit se ressent aussi du séisme du 12 janvier 2010 qui a dévasté Haïti, en particulier Port-au-Prince et plusieurs autres villes de province. Cet événement douloureux, ayant occasionné la présence de bénévoles israéliens dans une Haïti meurtrie, a favorisé une nouvelle rencontre de solidarité entre Haïti et les juifs6. Cette fois-ci le geste prend le chemin inverse. La catastrophe a, comme l’admet l’auteur lui-même, participé aux conditions de la rédaction du roman, en ce sens où il lui a fourni des éléments supplémentaires, voire décisifs, pour donner corps à cette oeuvre.

Avant que les ombres s’effacent paraît, en mars 2017, chez Sabine Wespieser. Ce roman est repris, dès 2018, dans l’édition de poche de Points. Ce qui lui confère une plus large diffusion. Une édition haïtienne est annoncée par l’auteur. En outre, Avant que les ombres s’effacent est, dès l’année de sa publication, au centre de bien d’attention.

Comme un certain nombre d’oeuvres de l’auteur, la publication de ce roman a des échos dans la presse et dans le milieu de la critique. Il fait partie de la sélection de plusieurs prix prestigieux (finaliste du Prix Médicis et du Grand prix du roman de l’Académie française 2017, sélection du prix du meilleur roman Points). Mieux encore, il est couronné par l’attribution des « Prix Orange du Livre » et « Prix France Bleu-Page des libraires » en 2017, ainsi que celle du Prix littéraire de Cenon 2018.

Situation du roman dans l’oeuvre de l’auteur

Avant que les ombres s’effacent est le huitième roman de Louis-Philippe Dalembert. Il vient enrichir une oeuvre romanesque déjà assez volumineuse et élaborée sur un peu plus de deux décennies9 . Encadré d’un prologue et d’un épilogue, le roman se subdivise en trois parties, elles-mêmes réparties en chapitres et entrecoupées de deux « Répit ». Cette organisation porte et distribue le contenu autant qu’elle confère au récit un rythme ternaire. Une construction qui rappelle du même coup celle d’autres romans de Dalembert : L’Autre face de la mer (1998), Les dieux voyagent la nuit (2006) et Noires blessures (2012). Avant que les ombres s’effacent prend place dans l’oeuvre de Dalembert par le problème qui le traverse et le structure : la haine qui détruit, tue et produit le déplacement et l’éparpillement. L’expérience juive, au coeur de ce roman, renouvelle le regard sur l’ailleurs. Ce ne sont plus des personnages haïtiens qui dérivent vers mille ailleurs ou qu’on pourchasse d’un peu partout, mais c’est Haïti qui, à travers l’accueil et l’intégration du Dr Ruben Schwarzberg et de son oncle, reçoit des gens rejetés, non désirés pour en faire des haïtiens à part entière. L’histoire de cette famille juive polonaise, et surtout celle du Dr Schwarzberg, a tout d’un éloge de l’hospitalité haïtienne.

Résumé du roman

Au début du XXe siècle, une famille juive polonaise, les Schwarzberg-Livni, a échappé aux événements hostiles de Łódź pour s’établir à Berlin. Quelques années plus tard, avec la montée du nazisme en Allemagne, elle a dû écourter l’expérience berlinoise, se séparer et s’éparpiller dans trois pays. Les grands-parents et parents du Dr Ruben Schwarzberg,

dit Ruben, sa soeur Salomé en compagnie de Jürgen, son mari, ont émigré à New York. Tante Ruth a rejoint la Palestine, avec un groupe de combattants juifs, dans la ferme intention d’y fonder l’État d’Israël. Ruben et son oncle Joshua (dit oncle Joe), restés un temps à Berlin, ont été arrêtés et déportés au camp de concentration de Buchenwald. À leur libération, ils ont tenté de s’installer ailleurs (Cuba, Paris), avec des fortunes différentes, avant de pouvoir s’établir en Haïti. Mais la rencontre entre Haïti et les Schwarzberg s’est produite bien avant ces événements, dès l’acquisition d’un exemplaire de De l’égalité des races humaines d’Anténor Firmin, double événement fondateur pour la famille et pour Ruben. Il y eut aussi le décret haïtien favorable à l’accueil et la naturalisation de réfugiés juifs, la rencontre de l’Haïtien au camp de concentration et la fréquentation de la communauté haïtienne de Paris. Une histoire d’amour s’est ainsi tissée entre Ruben et Haïti. C’est le périple ayant conduit à son installation en Haïti que le Dr Ruben Schwarzberg accepte enfin de partager à sa petite cousine Deborah, peu après le séisme du 12 janvier 2010.

Thèmes et personnages

La lecture d’Avant que les ombres s’effacent permet d’identifier un certain nombre de thèmes et de personnages qui témoignent de sa richesse et de son intérêt. Le relevé qui suit n’est évidemment pas exhaustif, d’autres thèmes ou personnages peuvent tout aussi bien être mentionnés. En tout cas, à bien considérer le roman, les thèmes et personnages énumérés ci-après se signalent par leur pertinence.

Principaux thèmes

  • L’exil, l’exode et l’errance
  • La survie
  • L’hospitalité
  • Le métissage, le syncrétisme

Principaux personnages

  • Dr Ruben Schwarzberg
  • Joshua Livni dit oncle Joe
  • Johnny l’Américain
  • Ida Faubert
  • Roussan Camille
  • Zule
  • Deborah

Activité pédagogique

Demander aux élèves de s’exprimer sur les listes de thèmes et de personnages proposées ici : les porter à en proposer d’autres en guise de compléments pour chaque liste ; leur demander de choisir deux éléments par liste, de rédiger une présentation pour chacun des items choisis et d’en faire un exposé oral.

Conditions du récit: entre devoir de mémoire et témoignage de reconnaissance

Ce roman se présente comme un récit qui porte en lui des indications de sa propre narration et se dote de moyens relatifs à sa possible interprétation. Comme la plupart des oeuvres de Dalembert, en effet, ce roman accompagne son récit d’une triple dédicace, d’épigraphes associées aussi bien à l’ensemble du texte qu’à chacune des parties qui le constituent. De plus, les deux « Répit »10 qui entrecoupent les parties jouent un rôle important en précisant les conditions de sa narration. À travers ce dispositif de mise en texte et de narration, il suggère des clés de son interprétation au lecteur. Ce faisant, il renseigne dès le départ sur le sujet au centre du récit (la persécution des juifs et l’hospitalité d’Haïti), mais aussi sur ses principaux thèmes et personnages.

Cela vaut d’abord pour la combinaison du titre et des épigraphes.

Demander aux élèves de lire le titre, la première épigraphe et le second « Répit » en vue de chercher leur relation à une clé de la compréhension du roman.

  • Le titre : « Avant que les ombres s’effacent ».
  • 1ère épigraphe : « Avant que fraichisse le jour, que s’effacent les ombres » (Cantique des cantiques, II, 17).

Extrait du 2ème « Répit » : Il [Dr Schwarzberg] n’espérait plus une telle surprise de la vie, encore moins dans des circonstances aussi tragiques : serrer dans ses bras un membre de la tribu perdue. En plus, Deborah avait le même sourire que sa grand-mère, la même discrétion et la même détermination dans le regard. C’était comme un chapitre de son enfance qui lui était renvoyé en cadeau, avant que les ombres s’effacent11, qu’il ne redevienne poussière, ou néant. (p. 194) 1)

  • Consulter le passage biblique cité dans une version francophone accessible afin de voir par quels procédés l’auteur est parvenu à la composition de ce titre. L’épigraphe est-elle une simple citation ? Justifier.
  • Que fournit la reprise du titre dans le passage ci-dessus comme renseignement utile à la compréhension du récit ?

Peu après le séisme, le Dr Schwarzberg rencontre Deborah, la petite-fille de tante Ruth. En plus des retrouvailles chaleureuses, celle-ci manifeste son intérêt pour l’histoire familiale.

En quoi cette rencontre est-elle déterminante pour la narration des événements constituant le roman ? Et pourquoi ? Lorsque le vieux docteur a accepté de se confier à sa petite cousine au sujet de son passé, il avait « plus de quatre-vingt-quinze ans ». Auparavant, il a plus d’une fois refusé de se livrer sur son passé. Après avoir lu le passage suivant, relever les raisons ayant poussé le personnage à revenir finalement sur cette histoire.

Peut-être avait-elle [Deborah] raison, avait répondu le Dr Schwarzberg. Mais au-delà de ces gens, dont la mémoire avait déjà trouvé écho dans le monde entier- même s’il y en avait encore d’assez haineux pour nier l’évidence-, s’il avait accepté de revenir sur cette histoire, c’était pour les centaines, les millions de réfugiés qui, aujourd’hui encore, arpentent déserts, forêts, océans à la recherche d’une terre d’asile. Sa petite histoire personnelle n’était pas, par moments, sans rappeler la leur. Et puis, pour les Haïtiens aussi. Pour qu’ils sachent, en dépit du manque matériel dont ils avaient de tout temps subi les préjudices, du mépris trop souvent rencontré dans leur propre errance, qu’ils restent un grand peuple. Pas seulement pour avoir réalisé la plus importante révolution du XIXe siècle, mais aussi pour avoir contribué, au cours de leur histoire, à améliorer la condition humaine. Ils n’ont jamais été pauvres en générosité à l’égard des autres peuples, le sien en particulier. Et cela, personne ne peut le leur enlever. (p. 195)

  • Qu’est-ce qui peut expliquer cette confession tardive ?
  • Quelle est l’incidence immédiate de cette acceptation tardive sur le temps de la narration ? 

Ce passage expose la direction dans laquelle le Dr Schwarzenberg relate le récit à sa petite cousine. Il s’en dégage une image qu’il va falloir analyser. Voilà comment, bercé par le va-et-vient discret du rocking-chair et la bise de l’hivernage caribéen, le vieux docteur s’était mis à parler, parler, parler… déroulant la bobine de sa vie comme l’échappée d’une rivière sur son lit de galets. Avec tour à tour des coulées lentes et des bonds en avant, des détours insouciants ou des équipées rectilignes. Des flots de mots qui revenaient parfois sur eux-mêmes. Puis des silences, à la poursuite d’une mémoire parfois versatile. Des silences au bout desquels sa voix prenait l’intonation d’oncle Joe […]. S’appuyant à peine sur ses questions, le vieux docteur survola les épisodes que la grande Histoire et la chronique familiale avaient déjà portés à la connaissance de la jeune femme, pour s’arrêter davantage sur les chapitres en relation avec Haïti. (p. 196-197)

  • Décrire cette image en mettant en évidence le procédé utilisé pour ce faire.
  • Quel sens cette image confère-t-elle au déroulement de l’histoire suggéré par le projet de narration ?

Itinéraire d’une rencontre singulière : le Dr Ruben Schwarzberg et Haïti

Les liens du clan Schwarzberg-Livni à Haïti remontent à très loin, bien avant la naissance de Ruben. Ces liens ont traversé le temps à travers le destin de leur fils, le Dr Ruben Schwarzberg. En effet, noués à partir de l’introduction du livre De l’égalité des races humaines de l’auteur haïtien Anténor Firmin, ils se renforceront dans différentes circonstances où le danger menaçait le protagoniste.

Source de fréquentation de la langue française pour plusieurs membres de la famille, ce livre a suggéré à Salomé le prénom de son petit frère, en l’occurrence Ruben (formé à partir de « rubis », un mot utilisé par Firmin). La première rencontre de la famille, et donc de Ruben, avec Haïti eut lieu à travers cet essai. C’est aussi dans ce livre que le personnage a puisé ses premières connaissances du français. Il s’agit là du début de liens tissés par le biais de la littérature haïtienne. D’autres contacts avec cette littérature ont eu lieu par la suite avec l’accueil du Dr Schwarzberg par la poétesse Ida Faubert, qui l’a hébergé lors de son séjour parisien, et qui l’a référé à l’Ambassade d’Haïti à Paris, via les poètes-diplomates Roussan Camille (premier secrétaire de l’Ambassade) et Léon Laleau (Ministre plénipotentiaire d’Haïti). Plus tard, Roussan Camille l’a introduit auprès du Dr Jean Price Mars, médecin et anthropologue haïtien, pour des consultations sur le vaudou et la culture populaire. La première rencontre du personnage avec Haïti est placée sous le signe de la culture haïtienne, notamment la littérature. Cette rencontre permet au narrateur de saturer le récit d’échos des débats intellectuels de l’époque : la réhabilitation de la culture populaire haïtienne marquée par l’exaltation du vaudou, du folklore et de l’univers rural. La relation du protagoniste avec Roussan Camille joue un rôle particulier dans son intégration par la culture haïtienne.

Le contact du protagoniste avec Haïti est aussi lié au geste de sauvetage dont il a été plus d’une fois bénéficiaire. Haïti s’est présentée à lui de façon inattendue, à des moments où les menaces se faisaient le plus sentir. Le soir de l’anniversaire de Tante Ruth, lorsqu’il a décidé d’accompagner son père à son atelier et que des violences antisémites commençaient à s’emparer de la rue berlinoise, c’est grâce à une voiture et des employés de l’Ambassade d’Haïti qu’ils ont pu regagner leur maison sains et saufs. Au camp de concentration de Buchenwald, les relations du personnage avec Johnny l’Américain a contribué à sa libération. Au cours de ses conversations avec ce dernier, il a eu l’idée de contacter un de ses professeurs de médecine qui l’appréciait beaucoup. C’est suite à ce contact que l’ordre de libération, quoique conditionnelle, est tombé. C’est aussi ce même compagnon fortuit qui lui a suggéré le contact des Haïtiens de Paris, qui allaient définitivement l’aider à quitter l’Europe pour Haïti. Bien plus tard, le protagoniste allait apprendre que ce personnage était un Haïtien (Jean-Marcel Nicolas) qui pour survivre au camp se faisait passer pour un Américain. Arrivé à Paris, il sera pris en charge par la poétesse Ida Faubert. Sa naturalisation et son immigration en Haïti ont été facilitées par les poètes-diplomates suscités sur demande de son hôtesse. Et, lorsqu’il a été arrêté par la Police française, puis enfermé dans un camp d’internement pour étrangers réputés illégaux, c’est encore grâce à la diligence de l’Ambassade d’Haïti qu’il a pu être libéré. Au moment de partir pour Haïti, Madame Faubert l’a mis en contact avec son cousin en Haïti, le Dr Salomon. Ainsi, le Dr Schwarzberg disposait d’un point de chute avant d’entrer en Haïti. Ses premiers pas en Haïti allaient se faire sous la conduite du Dr Salomon, en attendant le retour du poète-diplomate Roussan Camille. Dans cette perspective, Haïti s’est révélée une source de sauvetage et de refuge pour le Dr Schwarzenberg, indépendamment de la forme que peut prendre la rencontre.

Bien avant d’avoir foulé le sol haïtien, c’est également à travers l’éveil des sens que le protagoniste découvre Haïti. À ce titre, ses contacts avec le poète-diplomate Roussan Camille et l’épouse du diplomate dominicain sont décisifs. Si le premier lui a fait découvrir et profiter des plaisirs de la nuit, tant à Paris qu’en Haïti, la seconde lui a ouvert les portes du plaisir érotique. Marie-Carmel Gutierrez, femme haïtienne mure et épouse d’un diplomate dominicain qui l’a délaissée, a profité de la fréquentation du protagoniste pour se venger de son mari. De là, a pris corps une relation sensuelle intense et explosive entre les deux personnages. C’est surtout en compagnie de cette femme haïtienne qu’il a connu ses premières expériences sexuelles. Cette relation avec l’épouse du diplomate a contribué au parachèvement de son passage à l’âge adulte.

La question du nom et le rite baptismal

La trajectoire du protagoniste du roman, dans ses rapports avec Haïti, revêt une dimension initiatique dès le début. Deux éléments de la trame du roman le signalent : le nom et le rite baptismal. En effet, le Dr Schwarzberg s’est vu attribuer deux noms liés à Haïti. « Ruben », son prénom de naissance est tiré du livre De l’égalité des races humaines d’Anténor Firmin par sa soeur Salomé. Un nom qui amorce une rupture dans la tradition familiale. C’est d’ailleurs la source de l’une des disputes fille-mère avec gain de cause pour la fille. Ainsi, Ruben est devenu le seul de la famille à porter un prénom qui ne soit tiré de la tradition juive. Sans trop le savoir, ce procédé de nomination du personnage semblait lier son destin à Haïti. Le narrateur reconnaît une valeur prémonitoire à l’entrée de ce livre dans la résidence familiale. Il s’agit implicitement du premier contact des siens avec Haïti, mais qui ne devrait pas être le seul ni le dernier. À ce moment-là, les parents de Ruben étaient en tout cas loin d’imaginer qu’il allait s’établir en Haïti et y passer le reste de sa vie. Ainsi, la qualification « prémonitoire » associée à ce livre finit par prendre tout son sens.

Quelques années après son arrivée en Haïti, et à l’instigation de sa servante Zule et de son gardien Prophète, le Dr Schwarzberg a pris part à une cérémonie vaudouesque sous couvert d’une fête à laquelle ses employés l’avaient invité. Au cours de la cérémonie, il a reçu un bain rituel de feuilles au cours duquel le ougan l’a rebaptisé « Moïse », du nom de l’ancêtre juif. Le motif du bain est essentiel dans le rite baptismal, conférant au geste une valeur symbolique très significative. Le bain connote la renaissance du personnage, sa purification, le passage de sa condition d’étranger à celle d’Haïtien à part entière. Il devient ainsi membre de la communauté. La re-nomination du personnage participe du même rituel : nouveau-né, nouveau nom.

« Nègre Schwarzberg, ce soir, je te consacre natif-natal de ce pays. Te voilà un sabra d’Ayiti-Toma. Ton nom vaillant sera désormais Moïse. Comme le nègre couillu qui mena le combat dans le Sud contre les Français esclavagistes et leurs complices locaux, pas comme ce danseur de valse qu’était son oncle Toussaint. Moïse comme celui qui fit traverser la mer Rouge à pied sec aux enfants d’Israël. Te voilà un nègre comme un autre, parmi les nègres et négresses d’Ayiti-Toma. Tonnerre-Foutre, j’ai dit ! » (p. 239)

Le nouveau nom attribué au personnage évoque clairement l’origine juive du personnage, mais aussi l’idée de traversée que suggère son parcours jusqu’à son installation en Haïti. C’est là une façon d’accueillir le nouvel Haïtien, sans toutefois nier son origine. Un entre-deux qui sied tout à fait à la logique syncrétique qui caractérise le vaudou haïtien.

Puis, au cours de la même cérémonie, il a été marié à Erzulie qui a chevauché Zule en la circonstance. A travers ce rite, c’est le célibat du personnage qui est mis en question. Dans ce registre, il n’est pas admissible dans le milieu qu’un homme de son âge (la quarantaine) et de sa situation (médecin établi et réputé) ne prenne pas femme. D’où l’idée de ce mariage rituel.

Ce n’était pas bon, dit-il, que le docteur soit seul à son âge. Il était grand temps qu’il prenne femme. En attendant qu’il trouve la commandante en chef de sa case, si le docteur avait oublié le goût de la femme, Maîtresse Erzulie allait se charger de fourbir le sceptre de Moïse. (p. 240)

C’est comme s’il lui manquait quelque chose pour être pleinement homme au sein de la communauté. D’ailleurs, Zule reviendra avec insistance sur le sujet avec son patron. Elle lui a même raconté un de ses rêves en lien avec la nécessité pour son patron de prendre femme et avoir des enfants. Le changement de statut matrimonial devient alors comme un autre pas vers son accomplissement en tant qu’homme. Le discours du prêtre qui accompagne le rituel du mariage, par la comparaison entre les hommes haïtiens et juifs quant à leur virilité, les similitudes qu’il leur trouverait, renforce le caractère prédestiné du devenir haïtien du Dr Schwarzberg.

Une matière trop riche pour ce roman

Avant que les ombres s’effacent apparaît comme une partie d’une grande saga familiale qui aurait pu donner lieu au moins à trois tomes. Au moment du second exode de la famille, le roman relate la séparation de celle-ci en trois branches : celle trouvant refuge à New York ; celle qui s’est forgée en Palestine (devenue en partie Israël) à travers le pari risqué de tante Ruth ; celle qui s’est construite autour du Dr Schwarzberg et de son oncle Joshua (Oncle Joe) en Haïti. À partir de là, la suite du roman se concentre sur la trajectoire de cette troisième branche avec des échos réguliers des deux autres, à travers les correspondances échangées et quelques visites effectuées en Haïti par les membres de la branche de New York. Surtout depuis le mariage du Dr Schwarzberg avec Sara El Khoury, une haïtienne d’origine palestinienne.

Le roman fait ainsi l’ellipse de matières relatives aux branches de New York et de Palestine, avec la création de l’État d’Israël. Peut-être que l’auteur se réserve de revenir sur ces destins dans d’autres oeuvres.

Et si on joue à combler ces manques, on peut demander aux élèves d’imaginer un récit court (10 pages maximum) en reprenant l’histoire au départ de :

  • Salomé et son mari Jürgen, ainsi que les grands-parents et parents pour New York jusqu’au retour et à l’installation du petit-fils de Salomé à Berlin.
  • Tante Ruth pour la Palestine avec le groupe de militants juifs décidés d’y fonder un État d’Israël.

Ce passage peut servir de point de départ à l’exercice.

En un mot comme en cent, résuma tante Ruth, le moment était venu de monter en Palestine créer l’État auquel leur peuple avait droit… et pour la famille de se séparer. Les événements des dernières semaines avaient acté de fait pour le clan le deuil de Berlin ; le cas de Salomé et de Jürgen est résolu, il restait à trouver un point de chute pour les autres. […].

Peu de temps après, tante Ruth fit ses adieux à la tribu, en emportant une simple valise qui devait contenir, tout au plus, deux ou trois robes, des sous-vêtements de rechange, de rares photos de famille, de celles qui nous accompagnent à tout moment et qui ne risquaient pas d’éveiller les soupçons si, pour une raison ou une autre, ses bagages étaient fouillés… et un peigne pour démêler son abondante chevelure. […]. (p. 65, 68-69)

QUELQUES SEQUENCES PEDAGOGIQUES

1.Séquence : Activités lexicales Le narrateur d’Avant que les ombres s’effacent recourt souvent aux mots « tribu » et « clan » pour désigner la famille Schwarzberg-Livni. Proposer aux élèves des activités sur la valeur de l’usage du mot « tribu » dans le roman.

  • Après avoir effectué une recherche sur le sens du mot, relever quelques occurrences de cet emploi à la première partie du roman. Dans quel sens ce mot est-il employé dans le roman ?
  • Exposer en quoi l’emploi de ce mot se justifie dans le roman ?

2.Séquence : Travailler la géographie des lieux du roman

À l’aide de cartes appropriées, demander aux élèves de retracer le parcours de la famille Schwarzberg-Livni en ayant soin de marquer les points d’ancrage de chaque branche familiale au second exode. Utiliser des couleurs différentes pour indiquer les différentes trajectoires.

3.Séquence : Monter et présenter un dossier

Réfléchir sur deux expériences migratoires emblématiques Quelques jours (une semaine ou deux) avant la tenue de la séance relative à cette séquence, charger deux groupes d’élèves de monter chacun un petit dossier respectif sur la « traite transatlantique » et les « migrations juives » liées à la Seconde Guerre Mondiale qu’ils doivent présenter à l’oral. À la séance, demander à chaque groupe de faire une courte présentation (7 minutes maximum). Puis proposer une discussion sur les ressemblances et les différences possibles de ces deux expériences migratoires douloureuses.

RÉFÉRENCES

Bibliographie

DALEMBERT L.-P., Avant que les ombres s’effacent, 2017, Paris, Sabine Wespieser/Points.

  • « Louis-Philippe Dalembert : Quelques pistes pour arpenter le monde » (entretien), dans Nadève Ménard (éd.), Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006), 2011, Paris Karthala, p. 385- 393.
  • Le Roman de Cuba, 2009, Paris, Le Rocher.
  • Les dieux voyagent la nuit, 2006, Paris, Le Rocher.
  • « Louis-Philippe Dalembert » (entretien), dans Paola Ghinelli (éd.), Archipels littéraires, 2005, Montréal, Mémoire d’encrier/Essais, p. 125- 139.
  • L’Autre face de la mer, 1998, Paris, Stock.

Sitographie

  • ANONYME « Louis-Philippe Dalembert », Île en île, [En ligne] le 21 décembre 2000 et mis à jour le 16 octobre 2019 dans http://ile-en-ile.org/dalembert/, consulté le 9 décembre 2019.
  • ANONYME, « Louis-Philippe Dalembert », Wikipédia, [En ligne] mis à jour le 16 octobre 2019 dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis-Philippe_Dalembert, consulté le 9 décembre 2019.
  • BENITAH L. G., « Haïti Israël, une certaine complicité », Challenges, [En ligne] le 18 décembre 2017 dans https://challengesnews.com/haiti-israel-une-certaine-complicite/, consulté le 13 décembre 2019.
  • BERNARD Jr J., « Haïti et la Seconde Guerre Mondiale », Le Nouvelliste, [En ligne] le 4 septembre 2019 dans https://lenouvelliste.com/article/206496/haiti-et-la-seconde-guerre-mondiale, consulté le 14 décembre 2019.
  • BOCANDÉ A., « Sur les traces d’une histoire juive : Avant que les ombres s’effacent » (Entretien avec L.-P. Dalembert), Africultures, [En ligne] le 8 mars 2017 dans http://africultures.com/sur-les-traces-dune-histoire-juive-en-haiti-que-les-ombres-seffacent-14020/, consulté le 13 décembre 2019.
  • FRANCE CULTURE, La Grande table d’été, « Les mémoires haïtiennes de Louis-Philippe Dalembert », émission réalisée le 17 juillet 2017 [En ligne] https://www.franceculture.fr/oeuvre/avant-que-les-ombres-seffacent, consulté le 10 décembre 2019.
  • GILLES J.-É., « L’histoire juive de la ville de Jacmel » (encadré), Challenges, [En ligne] le 18 décembre 2017 dans https://challengesnews.com/haiti-israel-une-certaine-complicite/, consulté le 13 décembre 2019.
  • MARIN LA MÉSLÉE V., « Comment Haïti sauva des juifs », Le Point, [En ligne] le 10 avril 2017 dans https://www.lepoint.fr/livres/comment-haiti-sauva-des-juifs-10-04-2017-2118617_37.php, consulté le 10 décembre 2019.

GLOSSAIRE

  • Agwe : Divinité de la mer dans la cosmogonie du vaudou.
  • Erzulie: Déesse de l’amour et de la beauté. Dans le vaudou, on en distingue au moins trois : Erzulie Freda, Erzulie Dantor et Erzulie Jewouj (aux yeux rouges).
  • Grate tèt : Comme dans « sans grate tèt », sans hésiter, sans perdre de temps.
  • Janmensou : Lwa ainsi désigné à cause de sa faculté à faire consommer beaucoup d’alcool aux serviteurs qu’il chevauche sans jamais être ivres.
  • La Sirène : Déesse de la mer dans le panthéon vaudou.
  • Lwa : En général, esprit, divinité du vaudou haïtien.
  • Manbo : Prêtresse du vaudou.
  • Ménorah: Chandelier à sept branches en usage dans la tradition juive depuis le VIIIe siècle. C’est l’un des symboles de l’identité juive.
  • Mézouza : Objet de culte juif, constitué d’un parchemin portant inscription de deux extraits du Deutéronome (6, 4-9, 11, 13-21), enroulé dans un étui en cuir et fixé à l’entrée d’une résidence.
  • Ogou feray: Divinité de la guerre dans le vaudou. Il est associé aussi au métier de forgeron.
  • Ougan : Prêtre du vaudou, à ne pas confondre avec le bòkò qui signifie sorcier.
  • Ounfò : Temple vaudou.
  • Pessa’h : Pâque juive. Fête commémorant solennellement l’exode des juifs hors d’Égypte. Cette fête coïncide aussi avec le début de la période dédiée à l’agriculture dans la tradition juive.
  • Sabra : Juif né en Israël.
  • Soukka : Petite cabane temporaire érigée dans le cadre des fêtes saintes (soukkot). C’est un instrument de culte du judaïsme.
  • Tcholent : Plat juif typique composé de viande (de boeuf), de haricots, d’orge perlé et de pomme de terre.
  • Tsitsit : Franges enroulées et nouées à plusieurs endroits des vêtements qui, dans la tradition juive, sont destinées à rappeler les mitsvot (commandements).