Chronique sur plusieurs textes de Pius Nkashama Ngandu

{ 11-12-2014 - R.D.C. }

Source : CEC

Chronique littéraire de Bernard Magnier – Source CEC -

Pius Ngandu Nkashama est le prototype même de l’écrivain qui a mené une double carrière d’essayiste universitaire, lecteur boulimique et analyste infatigable, et de créateur touche à tout, tour à tour poète, romancier, nouvelliste et dramaturge. Une double créativité de chercheur et d’écrivain qui lui permet de faire valoir une des bibliographies africaines les plus longues et les plus riches. D’autant que l’on se doit d’ajouter à cette production une impressionnante liste de textes critiques épars, d’analyses publiées dans diverses revues et de contributions à divers colloques et rencontres. Une créativité que l’écrivain a dû exercer dans le cadre d’un long exil qui l’a mené sur trois continents, depuis son Congo natal jusqu’aux Etats-Unis en passant par l’Algérie et la France.

Né en 1946 dans la République Démocratique du Congo, Pius Ngandu Nkashama, après des études de lettres à l’Université de Lovanium de Kinshasa et l’obtention d’un doctorat d’état de l’Université de Strasbourg, a enseigné à Lubumbashi et Kinshasa. Plus tard, il devra quitter son pays et exercera son métier d’universitaire enseignant et chercheur à Annaba en Algérie, à Paris et Limoges en France puis à Bâton-Rouge aux Etats-Unis. Un itinéraire d’exil dont on trouve volontiers la trace dans son œuvre.

La part critique de son œuvre paraît devoir être sans limites ni retenue tant il a su inventorier, avec une large indépendance d’esprit, bien des domaines de l’écriture. Auteur d’anthologies, il s’est montré provocateur à l’extrême en s’offrant le luxe de publier un ouvrage de près de 700 pages, Littératures africaines, sans citer un seul texte poétique de Léopold Sédar Senghor. Avec Les années littéraires en Afrique (L’Harmattan), il a réussi une utile recension chronologique de la création du continent de 1912 à 1987. Avec Écritures et discours littéraires, puis Littératures et Écritures en langues africaines, Ruptures et écritures de violence, ou bien encore, Enseigner les littératures africaines, c’est une analyse, souvent éclairée et pertinente, des textes africains et de leurs enjeux qui est proposée aux lecteurs universitaires. Une analyse qui ne se limite pas aux textes écrits en langue française mais qui inventorie également les autres langues de création ; un intérêt pour cette part de la création qu’il saura lui-même alimenter en écrivant une version en langue tshiluba de certaines de ses œuvres.

Avec Théâtres et scènes de spectacle, il porte un regard sur les éléments constitutifs de la dramaturgie africaine, tant dans la pratique gestuelle que dans l’utilisation qui est faite de la musique et de ses succédanés. L’intérêt de cette étude réside essentiellement dans ce parti-pris fondamental qui souhaite observer le théâtre dans sa représentation scénique plus que dans son existence littéraire et livresque. Pius Ngandu Nkashama met en évidence quelques formes originales de théâtre qui ont puisé dans les techniques traditionnelles la matière d’une expression dramaturgique contemporaine : ainsi le “concert-party” du Togo, le “koteba” malien parfois réactualisé hors de ses frontières, le “didiga” réinventé par Bernard Zadi en Côte d’Ivoire, l’expérience du “théâtre-rituel” de Marie-Josée Hourantier et Werewere Liking ou bien encore dans le domaine des spectacles musicaux, chantés et dansés, les manifestations des orchestres et des groupes, et tout particulièrement ceux issus d’une région familière de l’auteur, le Congo-Zaïre.

L’œuvre littéraire de fiction de cet écrivain est protéiforme et il ne s’est interdit aucun genre : la poésie avec plusieurs recueils publiés tant au Congo (Crépuscule équinoxial) qu’à Paris (Khedidja), le théâtre avec La délivrance d’Ilunga, L’empire des ombres vivantes ou May Britt de Santa Cruz, ainsi qu’une pièce sous le pseudonyme d’Elimane Bakel (Bonjour Monsieur le ministre), mais il semble bien que la prose romanesque demeure cependant un lieu de prédilection et d’abondance, avec des romans ou des récits jalonnés par le dénominateur commun de la blessure originelle du pays et de la lancinante douleur de l’éloignement et de l’exil. Ainsi en témoignent Le pacte de sang, La mort faite homme (L’Harmattan), Les étoiles écrasées (Publisud) ou Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Ethiopie (L’harmattan) mais aussi ses textes destinés à de plus jeunes lecteurs comme Un matin pour Loubène (Hurtubise) ou Mayilèna (Acoria).

Des mangroves en terre haute témoigne de son long séjour en Algérie durant lequel l’écrivain et enseignant s’est tout naturellement intéressé à la culture et à la littérature du Maghreb. C’est, en grande partie, de cette rencontre, littéraire et humaine, qu’est né ce roman-poème qui nous conte les amours d’Ayoub et Aneida, destins croisés que le poète (plus que le romancier) tend à restituer dans un court récit lyrique qui vient comme un écho à « l’amour-poème de Majnùn et Laylâ » ou bien encore à ces « filles du feu » qu’évoquait, en d’autres temps et en d’autres lieux, un certain Gérard de Nerval. Jeu de… la mort et du hasard qui ne peut s’achever que dans la tragédie mais la mort n’est-elle pas ici délivrance ? C’est du moins ainsi que nous la présente l’écrivain après avoir épuisé les déchirantes sollicitations des bonheurs éphémères, des amours interdites ou impossibles, des rencontres improbables et des désirs inassouvis.

La mort faite homme est un monologue d’un homme emprisonné. La geôle est ici l’espace du dernier regard sur ses propres angoisses, l’ultime étape permettant de satisfaire l’irresistible besoin de dire et de partager. Le prisonnier face à sa solitude s’invente des dialogues avec un passé qui n’est plus, avec des personnages entraperçus dans une vie peuplée de déchirures et de déraison. Les confessions impudiques se mêlent aux fantasmes, aux attentes, aux élans et à cette quête unique du retour au pays. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de cet exil destructeur et de son corollaire, la douleur de n’être plus sur la terre qui est chère, qui est chair.

L’exil, présent dans le quotidien de la profession du chercheur, tour à tour exercée en Algérie, en France et, aujourd’hui, aux Etats-Unis, mais plus encore au cœur du travail de l’écrivain, est aussi l’unique objet de Vie et mœurs d’un primitif en Essonne, quatre vingt onze mille, un texte singulier qui relève à la fois du journal, de l’essai, de l’analyse sociologique et du pamphlet. Derrière ce titre en forme d’énigme et de clin d’œil, ce sont les souvenirs d’une année passée dans le département français de l’Essonne, proche de Paris et dont le code postal est 91000, que nous propose celui qui se présente comme «le premier coopérant africain en France», titre glorieux mais bien difficile à porter et chargé d’amères illusions. Dans ce livre, Pius Ngandu Nkashama rend compte de cette expérience unique qui l’a vu sur les routes du département à la rencontre des publics les plus divers. Un choc des cultures avec ses drames inavoués, ses maladresses et ses malveillances, ses tracasseries administratives, ses intolérances et surtout cette «terrible armada» de clichés et de tabous qu’il lui a fallu vaincre, ou, pour le moins, entendre et accepter. Avec, sur ses épaules, l’insupportable fardeau de… l’homme noir qui se doit d’être le représentant vivant de son peuple, de son continent, de son pays. Un livre sans nul doute nécessaire pour son auteur qui se libère d’un excédent de rancœur et d’amertume. Un témoignage sur tous ces ratages qui oscillent entre insuffisances militantes, attitudes mal intentionnées et bienveillances maladroites.

Poète et chercheur, dramaturge et enseignant, critique et romancier, Pius Ngandu Nkashama est donc l’auteur d’une œuvre multiple par ses formes d’expression au sein de laquelle il lui arrive parfois d’être l’observateur de ses propres travaux. Une œuvre qui demeure, avant tout et surtout, constituée de la béance d’une cicatrice à jamais ouverte, celle de la déchirure et de l’éloignement du pays natal. Une blessure ouverte que l’écrivain ne cesse de tenter de guérir en la comblant de ses mots.