Mon pays, ma catastrophe

{ 04-11-2016 - Haïti }

Source : CEC

 

Jean D'Amerique

Au lendemain du passage de l’ouragan Matthew qui a ravagé le Sud d’Haïti, Jean d’Amérique, poète et slameur, nous livre ceci:

Je suis né catastrophe, planche de la vie qui se casse pour germer une bulle nouvelle. Plus d’une vingtaine d’années m’ont contraint à être cet assemblage de malheurs qui n’ont pas su tuer ma force, dans un autre langage on dira que j’ai grandi. Touché du sel de toutes les saisons d’éraflures, j’ai toujours décidé de la souplesse de ma peau. On m’a gavé de morceaux de vieillesse, j’en ai fait collection sans m’en rendre compte: mon enfance balafrée. Quand j’ai remarqué cette case pleine à déborder qui ne vaut nullement la peine, la lueur de cet adulte à amortir nécessairement, comme le dictait les lieux de la survie, s’était déjà pointée. Et voilà mon adolescence au bûcher. Vite je me suis lancé dans le mur de mes jours, suis devenu maçon de mon pèlerinage. Rude se lance le combat, au large d’une vie marquée de grands cailloux. Jusqu’ici dans ma traversée j’ai compté pas mal de pirogues qui méritaient d’être noyées mais dont ma trop grande faiblesse a poussé la course.

La faim sauvage, le ton grave du monde, le vin troublant de la haine, le désespoir, le pont disloqué de la vie, le dur métier d’exister, la rue mortifère, le métal froid, le goût du braquage, les médias qui pompent la merde, les lésions de la politique, la chaîne d’élections, les leçons de démocratie, la bêtise en vente, humanitaires assassins, crise de gloire et de pouvoir… Quand la tête n’est pas chauve à demi, elle l’est à pleine surface, et la marrée drôlement rose qui coule. Ça se met en carnaval chaque année de toute façon pour fleurir le mal qui ronge dedans, ça s’érige en étendard de cul et baise officiellement le bicolore national, ça se met en bol soi disant populaire pour humilier des pauvres, en temps de grande catastrophe ça se met orgueilleusement en gilet de sauvetage et on sent le souffle en peine de se retenir: « criez que c’est moi qui vous ai sauvé la vie »!

J’ai pris la dose du pays enlatriné. J’ai lancé pas mal de coups, mais que peut la rage écartelée contre le fléau des gueules qui chient plus vite que respirer? J’ai crié, j’ai crié fort, j’ai crié seul, me suis-je rendu compte. J’ai croisé des gens qui ne savent pas qu’il faut crier, qu’il faut crier fort, qu’il faut tous crier ensemble pour briser la coquille. Je les ai forcé à mirer du côté de la lumière. J’en ai pas croisé assez, j’en ai pas convaincu assez. Ils ont faim, ils sont sans abri, la misère fête dans leur peau, ils flanchent au bord de la désolation, ce n’est pas du tout évident d’ouvrir ces tympans en leur demandant de se lever.

Verre cassé pour tessons inutiles, ça pue le duel infertile, on brandit des idéologies sur les réseaux sociaux, surtout là, et la rue souffre dans l’inaction. Être à l’image du changement, c’est moins courant que faire le révolté. Ça pue la gloire obscène, le label est indispensable, je vois des gens dérangés de faire un bien s’ils n’arrivent pas à le dire au monde. Le danger culmine, paradoxalement ça élargit des sourires, ça chauffe le business: « Cher Ouragan, viens et pars avec une manche de ce pays, fais-moi des sinistrés et surtout arrache-moi tous ces ponts que je fasse ma preuve de bonne traversée aux yeux de cette épave de peuple ». La mort cartonne, l’urgence se discute. Le buzz est pour le nombre de victimes, pas pour les victimes, pas pour la vie des victimes.

S’il faut saluer les morts, voyez-vous le lot de requiems à coudre? Pleurer, je n’ai jamais voulu. Mais les jours ont rarement du mal à m’arracher des larmes. J’ai écouté Makenzy Orcel: « n’oublie jamais de le faire debout, s’il faut pleurer », j’ai fait mienne cette lettre de Rodney Saint-Éloi à mon regard: « L’important est de ne pas mourir. De rester debout à attendre le jour qui se lève ». J’ai lutté contre la détresse, j’ai insulté la bêtise, j’ai essayé de chier sur les cons, éventrer l’injustice, j’ai fait vœu à la révolte, malgré les ailes clouées par le système j’ai bougé pour détraquer l’inertie qui nous crève, j’ai tout fait pour garder l’espoir en me disant que petite graine deviendra baobab…

C’est vrai que j’habite chez tous les humains, ma patrie c’est d’abord la vie, puis j’aime mon pays. J’aime mon pays, pas que dans les tremblements ou les cyclones, pas que dans ses blessures, je l’ai toujours senti amarré à mon cœur, je l’ai toujours aimé jusqu’au sang. J’essaie encore de me convaincre de tout ça mais je constate grave que je n’ai plus aucune raison de l’aimer, cette Haïti, car il arrive que je déteste le malheur… Mon pays, ma catastrophe.

Jean D’Amérique © Kolektif 2D