Femmes en migritude

{ 11-03-2018 - Belgique }

Source : CEC

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Un nouveau numéro de la collection Intersections vient de paraître (mars 2018) !

Pour rappel, la collection « Intersections » (une co-édition de CEC et de l’asbl Indications)a pour but de faire connaître des personnalités littéraires aux intersections de l’espace francophone et de susciter la curiosité des jeunes, d’écrivains et de lecteurs en général, à la découverte de territoires littéraires moins connus.

Edito du numéro 3: Femmes en migritude

Le terme migritude a été forgé il y a quelques années dans le domaine des littératures africaines pour désigner un mouvement qui proposait une forme de fusion entre négritude et migrations, réunissant ces auteurs qui vivent loin de leur pays natal et qui, à travers leur plume, rendent l’Afrique plus visible auprès d’un lectorat occidental.

Ce néologisme évoque chez nous plutôt un état d’être au monde. Il peut prendre des formes multiples. La migritude n’exclut personne, elle peut intégrer ceux qui migrent, ceux qui restent, ceux qui accompagnent, ceux qui accueillent, ceux qui s’installent dans l’Ailleurs…. Dans ce cadre, être en migritude, c’est être partie prenante, de façon directe ou indirecte, des migrations. Ce terme nous semblait particulièrement en phase pour parler des femmes et des migrations.

Les femmes en migritude sont tant celles qui attendent le mari ou le fils qui a pris la pirogue que celles qui entreprennent seules avec leur enfant sur le dos une traversée qu’elles savent potentiellement meurtrière, ou encore ces femmes qui ont migré et qui aujourd’hui cherchent à vivre leur exil dans la dignité sans renier d’où elles viennent et dans l’espoir que leur présence soit valorisée dans la société d’accueil.

Évidemment, les créateurs/trices – artistes, auteur.e.s, poètes.ses, slammeurs.ses – sont autant de voix parties prenantes de la migritude. Ils la vivent de l’intérieur en quête des mots et des images justes, pour bousculer, pour exprimer l’indicible, mais aussi pour dire l’état d’un monde de demain en migritude avec ses espoirs et ses utopies. Nous sommes convaincus que leurs oeuvres contribuent à donner un sens à la migritude, à fournir des pistes pour qu’il y ait une prise de conscience d’une implication nécessaire dans ce qui fait partie intégrante de l’aventure humaine, dans une action où la dignité de chaque être humain est respectée.

Ce numéro est une invitation à découvrir ces passeurs de sens qui explorent les états de migritude vécus ou écrits par des femmes particulièrement, par l’humain de façon plus générale. Lisette Lombé, artiste pluridisciplinaire, illustre le propos par ses collages poétiques interrogeant les différents états de migritude, nous faisant voyager entre l’Afrique et l’Europe et entre le collectif et l’intime. Nous avons aussi demandé des contributions à des auteur-e-s dont les romans apportent un regard féminin sur des situations de migrations ou alors dont les personnages féminins sont au coeur de ces situations.

Tel Sylvie Kandé qui nous rappelle que « les femmes sont de tous les voyages, de toutes les migrations » et que « les femmes qui migrent le sont, aujourd’hui comme hier, d’être grosses d’un monde neuf en gestation ».

De même Gioia Kayaga met en évidence une invariante dans le rôle des femmes en migritude : elles portent la mémoire et sa transmission. « Elles n’ont plus de pays à retrouver depuis que la terre leur appartient. Inlassablement, elles racontent pour mieux redessiner les contours du jour qui vient. »

Geneviève Damas met en exergue le courage extrême de ces femmes qui « partent au risque de leur propre existence. Sans même se retourner ».

Cinq poèmes « d’absence et de désirs » de Néhémy Pierre Dahomey se lisent comme les différentes étapes d’un deuil traversées par celles qui restent. Ces poèmes portent toutefois l’espoir collectif d’un monde meilleur, « vole mon bel oiseau nous attendre au delà des possibles ».

Marc Alexandre Oho Bambe nous propose dans sa prose poétique forte et engagée de « réapprendre à vivre. …ne pas perdre le goût des autres, la faim du monde, la curiosité de l’esprit et de tout ce qui n’est pas nous. Se battre contre tout sentiment d’indifférence à l’autre qui n’est qu’un autre soi. »

Car, oui, être en migritude concerne aussi le regard porté sur le monde et donc, sur l’Autre, que l’on soit acteur ou non de la migration, que l’on soit ici ou ailleurs. Ce numéro d’Intersections, comme les précédents, est une occasion de sonder le regard de jeunes qui vivent dans des univers différents sur comment ces oeuvres les touchent et comment leur lecture contribue, au-delà de la découverte littéraire, 6

à préciser ou à changer le regard sur l’Autre. Des jeunes, en Haïti et en Belgique, ont lu les livres des auteur-e-s ayant contribué à ce numéro et ont rédigé une critique littéraire. Ces lectures illustrent de façon cinglante la complexité de parcours individuels et collectifs issus de migrations, quelles qu’en aient été les causes. Les jeunes critiques relèvent l’inconciliable identité bigarrée de l’île Mayotte qui doit composer entre de nombreux clandestins et des Français, merveilleusement mise en scène par Natacha Appanah dans son roman Tropique de la violence. Dans Patricia de Geneviève Damas, ils ont mis en exergue l’humanité de ces destins individuels et leur quotidien, la force du roman résidant certainement dans le fait de donner corps à des chiffres fournis par les médias qui demeurent souvent sans visage. C’est le questionnement de l’identité sous ses multiples facettes qui a marqué les lecteurs d’Americanah de Chimamanda Ngozie Adichie. Découvrir son identité noire quand on quitte son pays, être identifié à une identité qui n’est pas la sienne, les Noirs américains en l’occurrence, être considérée comme une étrangère dans son propre pays, tels sont les états progressivement déconstruits par cette écrivaine à l’esprit vif et caustique. C’est le prétexte de Rapatriés de Néhémy Pierre Dahomey qui marque profondément les jeunes, notamment l’histoire de vie d’une femme haïtienne qui tente d’échapper à sa vie précaire sans y arriver. Pour le lecteur haïtien, ce livre est aussi un condensé agité et poignant de trente ans d’un peuple. Et aux jeunes lecteurs de la Quête infinie de l’autre rive de Sylvie Kandé d’apprécier cette voix poétique et universelle par rapport au voyage, par rapport à cette quête d’un ailleurs soit à la recherche d’un mieux être, soit dans le désir de rencontre ou de découvertes.

Ce numéro ouvre aussi la voie à une autre forme d’expérience en migritude. Laissez-vous immerger par des extraits d’oeuvres, sans bouée ni phare, vous incitant peut-être à reprendre l’entièreté du livre pour mieux saisir encore le sens de la fiction et de la poésie et tout ce que celles-ci comptent d’exagérations, d’interrogations, d’esthétiques littéraires et de pistes pour percer ce qui aujourd’hui est encore de l’ordre de l’inconnu.

L’imaginaire qui entoure les femmes en migritude est infini. Ce numéro témoigne aussi de cette multitude par la contribution de jeunes slameurs en herbe. Les uns ont participé à un atelier de slam animé par Badi et Jean d’Amérique à Bruxelles, organisé par CEC dans le cadre de son Kitabu marathon, la nuit des mots à l’espace Césaire. Les autres ont suivi une masterclass animée par Marc Alexandre Oho Bambe à Douala au Cameroun. À lire à voix haute en imaginant les lieux où sont écrits ces mots.

Nous remercions vivement pour son encadrement des jeunes critiques littéraires haïtiens la FOKAL à Port-au-Prince en Haïti, partenaire avec CEC du réseau LITTAFCAR.ORG qui a pour mission de promouvoir les littératures d’Afrique, des Caraïbes et de leurs diasporas. Nous remercions également la Fondation Jeannette et Alexandre Oho Bambe à Douala au Cameroun qui a permis de créer des ponts entre nos activités respectives en faveur de l’éducation et de la culture.

Ce numéro s’est voulu particulièrement ouvert dans sa forme. Il est évident que parler de migrations aujourd’hui nous force à penser ce drame de milliers de personnes qui sont sur les routes terrestres et maritimes, qui prennent des risques, qui se mettent en danger, pour l’unique raison qu’il leur manque tout. Nous avons volontairement élargi le spectre à travers l’angle des femmes, qui sont de toutes les migritudes. Cette approche multifocale, au départ de textes, collages, critiques littéraires, extraits, slams… porteurs d’autant d’imaginaires, ouvre la voie, nous l’espérons, à reconnaître l’Autre comme le miroir de nous-mêmes.

Dominique Gillerot - Directrice de CEC

Pour commander le numéro: Coopération Education Culture (CEC ) – info@cec-ong.org  – 6 euros