James Noël, l'Intranquille

{ 23-06-2014 - Haïti }

Source : CEC

Une série d’ « AUTOPORTRAITS EN MIROIR » où les écrivains vous proposent de partager leurs complicités littéraires, leurs amitiés, ou tout simplement une envie de faire découvrir un livre, une oeuvre, une personnalité littéraire.

Après le portrait d’Ananda Devi par Sami Tchak intitulé « Ananda Devi ou le charme cruel« , c’est « James Noël, l’Intranquille », qui est portraitisé par Ananda Devi… la chaîne est en route…

L’intranquille

Par Ananda Devi

C’était un jour d’avril 2009, au salon du livre de Québec. L’air, dans la ville, était bleu et froid. Il portait des promesses de découvertes et de surprises, il contenait cette étincelle épicée qui donnait l’envie furieuse de partir à l’aventure dans cet immense inconnu, partir en oubliant pour quelle raison nous étions là ; mais nous étions hélas, prisonniers de l’occasion, forcés d’écouter d’interminables discours officiels, les uns plus pompeux et plus vides que les autres.

Alors que j’errais dans les allées, ne sachant vraiment si j’étais au salon de Paris ou de Genève ou de Québec tant l’agencement était semblable et la lumière pareillement blanche et sans replis, crue comme seule sait l’être la lumière des néons, il apparut à mes côtés. Sans prévenir, un peu magiquement ; une présence, presque une ondulation qui venait déranger d’un remous les platitudes environnantes. Me tournant vers cette silhouette qui avait si brusquement envahi l’espace, je vis d’abord des yeux d’elfe qui auraient apprivoisé les néons pour en faire des rayons plumeux et mouvants. Un visage d’enfant heureux, aussitôt contredit par une voix d’une sublime gravité. Tout cela, dans l’espace de quelques secondes, ne me permit pas de comprendre tout à fait ce qu’il me disait. Il y avait des yeux, et il y avait une voix.

Je ne sais plus ce qu’il me dit ce jour-là. Je sais qu’il prononça son nom – James Noël – que sa voix me fit penser à celle de Dany Laferrière et que je me demandai si tous les Haïtiens avaient des voix aussi profondes et subjuguantes, que la certitude qu’il était un poète me vint avant même que de savoir qui il était. Jeune, certes. Mais de cette jeunesse qui, sans se départir de son pouvoir d’émerveillement, a déjà défié l’ombre de l’obsolescence.

Plus tard, lisant les textes de James, je perçus la tristesse joyeuse qui faisait de lui un pourfendeur des vérités convenues, surtout de celles dont son pays était assommé. Mais qu’importe les naufrages, puisque au moment d’une simple noyade, toutes les saveurs de tout ce qu’il y a de liqueur, de rhum et de boissons sur cette terre jaillissent en même temps de la bouche du noyé.

Il dit encore ceci : avec mes mains de parenthèses, chaque fois que j’ai réussi dans une phrase à capturer la suspension d’un fruit qui tombe, (…) ce geste me transfère l’écho mou d’une ride que je n’aurai pas.

Non, il n’aura pas de rides. Comment pourrait-il en avoir ? Les fruits tombent dans ses mots, cadeau d’un beau devenir. Quand les mots et les phrases s’agencent avec une aussi implacable évidence, quand le rythme s’enlace à l’accent de la vérité, quand on sait que le flux magnétique est conduit par une pensée libre et perverse, on sait qu’il n’y a ni prétention ni falsification. Une petite porte s’est ouverte dès la naissance dans son cerveau, qui aura permis à la langue de devenir. Lui qui arpente les villes moroses ou hilares – sans doute les deux, puisque les villes savent si bien rire de leurs douleurs –, lui qui sait combien séducteurs et risqués sont les trottoirs qui nous entraînent vers le Kansas et au-delà, vers le pays kanak et ses soutras, il est aujourd’hui l’intranquille qui, depuis sa naissance à Hinche, ville androgyne, prête à mouiller pour la pluie, n’aura cessé de suivre les longitudes du silence et les latitudes du désir. Petit frère de mes limbes folles, je suis sa poésie en une traque heureuse des phrases qui font gémir.

_______________

James Noël est maître d’oeuvre de la luxuriante revue littéraire et artistique IntranQu’îllités, dont le troisième numéro est sorti en mai 2014.