Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - Source CEC -

Depuis "Tshira1", sa première pièce publiée en 1984, Yoka s'est de plus en plus confirmé comme un des écrivains les plus prolifiques du Congo-Kinshasa avec, à son actif, une œuvre abondante et variée, aussi bien dans les genres abordés (théâtre, nouvelle, récit, Essai) que dans la thématique. Mais c'est surtout la nouvelle qui lui vaudra une reconnaissance internationale grâce aux nombreux prix dont ses textes ont été couronnés. Ceux-ci ont tous une caractéristique commune, celle de donner la parole au petit-peuple de Kinshasa, la ville natale de l'auteur. Le reste est une question d'écriture. Une écriture parfaitement maîtrisée, qui ne craint ni les audaces lexicales, ni les tournures « tropicalisées »

Dans le firmament des lettres congolaises trônent quelques grands noms, dont celui de Yoka lye Mudaba. Bien plus, ce dernier passe pour l'un des spécialistes les plus en vue de la Nouvelle, genre assez peu pratiqué dans ce pays. Et de fait, le premier texte qui révèle Yoka au public -par le biais du prix 1975 de la meilleure nouvelle de langue française et le prix Nemis du Chili- est "le Fossoyeur".
C'est l'histoire de la révolte d'un fossoyeur du nom de Ziem', qui décide de se mettre en grève pour salaire insuffisant. Mais dès le lendemain, il reprend son travail car "comme toujours, les convois mortuaires défilent par dizaines" et le travail n'attend pas. Le lendemain, un camion militaire s'arrête pour débarquer des corps destinés à une fosse commune. C'est alors que l'univers du fossoyeur bascule dans l'horreur : "Parmi ces visages maculés de sang, imberbes et crispés, j'ai reconnu Mwamba ! Je me précipite. Trop tard ! Mon fils, tel une motte de terre, s'est écrasé dans le tas de chair et de couvertures".
En 1991, sous le titre "Destins broyés", sept nouvelles : L'araignée, Stop, Le cannibale, Le bouquiniste, La méprise, Le triangle et Qui a dit ivrogne. L'excellente préface de Djungu Simba donne la pleine mesure de leurs diverses tonalités : "de l'ivrogne impénitent mais insatisfait au condamné à mort innocent ; de la fiancée infidèle à la prostituée trimbalant son fœtus ou à celle s'illusionnant de pouvoir refaire sa vie avec un inconnu ; du petit adulte de douze ans au "monstre" en colère que la bêtise humaine exaspère"…
Troisième grand recueil de Yoka, ce sont les "Lettres d'un Kinois à l'oncle du village". C'est du moins la matière de la première partie du livre. La seconde reprend, quant à elle, sept nouvelles dont la plupart ont déjà été publiées ailleurs (dans des recueils collectifs ou dans des périodiques). Il s'agit de : Le Fossoyeur, Le Gourou, Le Sinistré, L'Ivrogne, L'Adjudant, Le Réfugié et Le Sendrumeur.
Pour ne parler que de cette dernière nouvelle, le néologisme qui lui tient lieu de titre a été fabriqué à partir de la prononciation kinoise de "ressemblement". Le sème de "foule" l'a fait glisser vers son sens kinois de "pillage". C'est là un des exemples de l'extraordinaire pétulance de la langue de Yoka. Et de fait, il s'agit d'un soldat qui recèle chez lui les fruits de pillages opéré par ses enfants. Soudain, les objets s'animent et se mettent à le tourmenter, au point de l'acculer à la folie…
Pour revenir à la première partie, les 40 Lettres qu'elle aligne sont, à l'origine, des chroniques publiées dans rubrique culturelle du journal Le Soft, dont Yoka est membre du Comité de rédaction à l'époque. Il s'agit d'une correspondance assidue entre un neveu installé depuis peu à Kinshasa et son oncle resté au village. L'auteur profite d'une forme épistolaire aux latitudes narratives et thématiques quasiment infinies pour planter le décor pittoresque d'une ville de Kinshasa livrée à la tourmente politique et économique des années 90. Tour à tour, ce sera l'occasion d'aborder, par le biais d'un regard faussement exotique, les thèmes de la démocratisation, de l'ouverture (et de l'impasse) politique ainsi que de leurs aléas, à savoir les affrontements entre leaders et les pillages. Les frasques des églises dite "de réveil", qui poussent comme des champignons à chaque coin de rue en ces temps de crise, sont relatées avec une verve haute en couleurs, qui rivalise avec un humour proche du picaresque.
Yoka dévoile ici un art consommé de la formule qui tue et du néologisme burlesque, que le texte lui-même met fréquemment en abîme, ainsi qu'on peut le constater dans cet extrait : "Comment se retrouver dans la broussaille des néologismes et mots savants qui sortent de ce laboratoire qu'est devenu le Palais du Peuple ? Tu as, n'est-ce pas, déjà entendu des mots comme "partis du consensus", c'est-à-dire les partis qui sont d'accord avec tout le monde, avec toutes les tendances, avec toutes les querelles, avec tous les sourires, avec tous les appels du pied".
Yoka a été expert auprès des Ministères de l'Education et de la culture. Il est Recteur de l'Université Cardinal Malula et professeur à l'Institut national des Arts. Après Carnets de guerre en 2005, il signera d'autres textes tels Soleil noir et crépuscules blancs et Congo River. C'est à lui qu'a été confiée la coordination congolaise du projet Yambi mis sur pied par la Communauté Française Wallonie-Bruxelles en collaboration avec les autorités culturelles congolaises.
De manière générale, Yoka s'est toujours fait le porte-parole d'un petit peuple clochardisé et abandonné par les pouvoirs en place, et qui ne peut que sombrer dans la déchéance et le désenchantement. On peut également dire que sa plume alerte s'est consacrée, avec une constance identique, à la description des mille et un visages de Kinshasa, cette ville natale dont la fascination reste entière et sur laquelle notre auteur est intarissable.