Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - Source CEC -

Comme son titre le laisse entendre, ce roman relate l'aventure d'une mémoire. La mémoire déchiquetée d'une fillette dont la famille a été massacrée, dans une débauche de haine et de sang.
Kouty Tall est une petite Malienne vivant à Gao, modeste bourgade du nord du Mali. C'est la fille de Ousmane Tall (un Peul "grand, beau et très noir de peau") et de Fathy al Ouleïdy, une Targuia (Touareg à peau blanche) à la beauté somptueuse, dont le deuxième enfant, âgé de deux ans, se nomme Assadeck.
La fillette, elle, vient d'avoir dix ans lorsqu'un matin, des Land Rover s'arrêtent dans son village. Une vingtaine d'hommes armés en descendent et se dirigent, par groupe de trois ou quatre, vers les habitations. Quatre individus en treillis militaire déboulent ainsi dans la maison de Kouty. Sa mère, cachant le petit garçon entre ses bras, pousse la fille aînée vers le grenier à mil d'où, tapie dans la pénombre, celle-ci assiste à l'extermination de tous les siens.
Fauché par les balles d'une kalachnikov, son père s'écroule, mortellement blessé. Un individu arrache Assadeck à sa mère. Celle-ci est traînée dehors, dans la cour inondée de lumière. Le responsable de l'escouade s'empare du jeune frère de Kouty, dont il fracasse la tête contre le mur de la maison. Les deux autres sbires entreprennent de violer Fathy al Ouleïdy, sous les yeux suppliants de Ousmane agonisant. Revenue de son calvaire, Fathy se précipite dans sa cuisine où elle s'immole immédiatement par le feu, laissant ainsi sa fille irrémédiablement orpheline. Voilà pour l'horreur.
Le motif de toute cette haine est ramassé dans les quelques mots qu'un des violeurs adresse à l'époux anéanti : "Regarde qui tu as épousé ! Une sale garce ! Toi, et tous les esclaves nègres, vous ramassez les garces de chez nous pour les épouser !".
Le commanditaire de ces assassinats est Fadhel ag Sidilamine, un Targui de sang noble, incapable de souffrir que Fathy ait renoncé à son amour à lui pour épouser un Nègre. On a beau se répéter que c'est une pure fiction, ou que les problèmes de cohabitation entre les Touaregs et les tribus noires environnantes sont de notoriété publique, ce drame atteint de plein fouet le lecteur car il jette une lumière brutale sur l'esclavage3 qui sévit encore dans certaines contrées d'Afrique, doublé d'un racisme aussi surprenant que radical.
Toute cette horreur tient sur cinq pages à peine. Le reste du texte s'attelle à détailler minutieusement la mise en route et l'exécution de l'inexorable vengeance de la fillette avec, pour seule arme, la rage glacée de sa mémoire à jamais souillée : "Elle conservait, imprimés au fond de sa mémoire, les visages des quatre Touareg. Elle ne les oublierait pas. Elle ne voulait pas les oublier. Ces images, terribles, étaient enfouies en elle comme un trésor dans un coffret dont elle seule posséderait la clef".
On la retrouve à Bamako, enfant de la rue livrée aux aléas de la vie. Adoptée par deux femmes divorcées vivant sous le même toit, elle reprend une scolarité normale et même brillante. Jusqu'au jour où un des "visages" gravés dans sa mémoire vient dîner dans le restaurant que tiennent ses mères d'adoption. La jeune fille, devenue une ravissante adolescente de 16 ans, piste l'individu, le séduit et s'arrange pour l'assassiner. Trois meurtres vont ainsi se succéder à Bamako, à Dakar et à Abidjan. Meurtres à jamais mystérieux pour tout le monde, sauf pour son amoureux Eddy, un lycéen français que la froideur effrayante de cette fille ne parvient pas à décourager.
Le dernier acte de cette logique du sang se joue à Abidjan. A 25 ans d'âge, Kouty a enfin retrouvé le commanditaire de l'horreur qui, un matin de 1984, a brisé sa vie. Pour une fois, elle ne tue pas de ses mains. Grâce à son charme diabolique, elle choisit de détruire la vie conjugale, familiale et professionnelle de Fadhel ag Sidilamine car, lui dit-elle en guise de tirade finale, "ta misérable existence ne vaut rien, comparée à la vie des miens (…). Je veux te voir partir lentement. Tu vivras ton enfer ici-bas, car je ne crois pas à l'au-delà". Rideau.
Ce texte à l'intrigue haletante, nous le devons à une très jeune plume, celle de la malienne Aïda Mady Diallo. Elevée en France, puis au Mali, Mady Diallo travaille actuellement dans l'informatique à Bamako, après des études supérieures d'économie agricole en Ouzbékistan.
Ce qui frappe dans ce roman dit "noir" (collection "Série noire" chez Gallimard), c'est d'abord la sobriété, toute classique, de son style. Pas un mot plus haut que l'autre. Pas une seule curiosité syntaxique ni la moindre concession au parler populaire, pratique pourtant courante dans ce genre de textes. Au point que, l'intrigue mise à part, on peut s'étonner de sa présence dans une telle collection. La phrase est feutrée, souvent courte et incisive. La métaphore se fait discrète, laissant à l'intrigue toute la latitude d'un souffle que rien ne vient démentir. L'ensemble coule comme un fleuve dompté. Pourtant, sous cette simplicité apparente couve un volcan dont la lave enragée remonte, ça et là, en des dialogues d'une densité douloureuse.
Par ailleurs, ce style plein de retenue colle parfaitement à la personnalité de l'héroïne, passée maîtresse dans la dissimulation du drame qui a déchiré son enfance et du désir de vengeance qui la porte. Désir qu'elle parvient à dominer et à discipliner au moyen d'une volonté féroce, voire inhumaine par son refus de tout répit et de toute sensibilité. Le récit est livré à la troisième personne, celle de l'absent. Ce qui permet de tenir à bonne distance le pathos, que la gravité des événements rendrait parfaitement dérisoire ici.
La cruauté de l'intrigue est quelque peu tempérée par le rappel de l'histoire ancienne et récente du Mali, qui lui sert de cadre et de décor. Bamako, la capitale, est décrite avec un réalisme cru, qui rappelle Zola. Un humour pâle pointe de temps à autre, telle cette amusante évocation des "Au revoir, la France" (nom donné au vieilles R12 françaises), ou encore des "requins" (vieilles Renaut 404 familiales)…
"Kouty, mémoire de sang" fait de Mady Diallo la première femme africaine à aborder le récit "noir". Pour un coup d'essai, le résultat est plus que surprenant. Nous ne pouvons que souhaiter à Mady Diallo la présence d'autres manuscrits, de la même pâte, dans ses tiroirs.