Chronique

Chronique littéraire de Bernard Magnier - Source CEC -

Après plusieurs pièces de théâtre comme autant de variations autour d’un même thème, le Togolais Kossi Efoui a publié, en 1998, son premier roman, "La Polka", suivi d’un autre, en 2001, "La fabrique de cérémonies" (Editions du Seuil). Deux romans étranges, à la fois déroutants et séduisants, qui exigent du lecteur, attention, complicité et acceptation d’une opacité revendiquée.

C’est sur une carte postale ramenée par L’Homme Papier qu’apparaît pour la première fois, La Polka, une jeune fille superbe, adolescente tropicale, un véritable cliché qui va donner son surnom au roman et hanter les pages du livre. Personnage énigmatique aux identités multiples, issue on ne sait d’où, elle s’en vient échouer à Saint-Dallas, une ville tout droit sortie des feuilletons télévisés. Dans ce lieu, une boite de nuit, rythmée par quelques fièvres tropicales, où une sorte de narrateur, cultivé et fantasque, observe et côtoie une mosaïque de personnages pittoresques et baroques qui vivent en connivence, lorsque, tout à coup, surgit dans cette ambiance aux accents surréaliste le mot “événement”. Et il s’agit bien ici non pas “des” événements mais du mot lui-même qui fait irruption et trouble l’absolu désordre qui régnait déjà en maître dans ces lieux...

L’univers romanesque de Kossi Efoui est ainsi, singulier et déroutant. Le mystère plane sur ses lignes et l’auteur en revendique volontiers le caractère énigmatique et abscons au sein duquel le lecteur doit se frayer un chemin de complicité. Si l’on en accepte le principe, dès lors, Kossi Efoui nous emporte dans son univers sans souci de préalable, de références obligées. Comme il l’avait fait dans son théâtre, l’écrivain togolais fait intervenir des personnages étranges, souvent anonymes ou stéréotypés, qui lui permettent d’interpeller ses autres comparses et son lecteur, dans une même déstabilisation et une même volonté de briser la quiétude et le confort des habitudes. Il y a du brio dans cette écriture et la culture de l’auteur et sa formation philosophique sont là pour en constituer l’ossature. Kossi Efoui fait appel à un lecteur perspicace auquel il demande beaucoup et qui se doit d’accepter l’entreprise littéraire proposée par l’auteur sous peine de rester dans les marges de l’incompréhension. «Farce ou mirage ?». Le pari est osé. Il déroutera plus d’un lecteur mais il a le mérite de tracer une ligne originale au-delà des pistes battues.

Déjà, dans sa première pièce, "Le Carrefour" (R.F.I.), le comédien et dramaturge proposait un singulier quatuor de personnages qui n’avaient d’autres identités que leur fonction. Il y avait là, une “femme”, un “flic” et un “poète” dont la rencontre était orchestrée par un «souffleur»… Dans "Récupérations" (Editions Lansman), une journaliste Hadriana Mirado, employée à "La Voix", "la voix des sans voix, le journal qui parle, le journal qui ose", organise un "réality-show" réunissant un petit voleur, sa mère prostituée, un ancien séminariste devenu souteneur et son complice fleuriste, une trafiquante d'enfants... Tout un monde de misère qui tente de briser par quelques rêves et quelques artifices le cauchemar quotidien de l'existence. Tout un monde confronté au voyeurisme inquisiteur et qui se prête à la mascarade afin de lancer, non sans incohérence parfois, le drame de leur situation. Dans "Le petit frère du rameur" (Editions Lansman), un étrange trio évoque et pleure la disparition de leur amie décédée et tente de vaincre l’absence... Avec "Que la terre vous soit légère" (Le Bruit des autres), Kossi Efoui crée un univers éclaté, livré aux yeux du spectateur, témoin des rencontres d’infortune et de hasard, de brisures et d’absences, dans le patchwork d’une écriture iconoclaste.

Né en 1962 à Anfouin, Kossi Efoui a longtemps suivi son père, réparateur de montres et de postes radio, de village en village, avant de voir sa famille s’installer à Lomé où il poursuivit ses études au Lycée Tokoin puis à l’Université. De cette époque, il garde le souvenir d’un professeur, Cossy Guénou, (lui-même poète auteur du recueil La maison, les nuages) auquel il doit son choix de l’écriture. Vivant en France depuis 1990, Kossi Efoui a collectionné les prix et distinctions, bourses et autres résidences d’écriture. Romancier, nouvelliste et dramaturge, il est l’auteur d’une oeuvre qui a su intégrer à son imaginaire la réalité environnante de son exil. Il s’est imposé parmi les voix novatrices apparues durant cette dernière décennie.
Dans son univers littéraire, fragile, peuplé d'incertitudes et de doutes, il fait volontiers intervenir ses interrogations sur l’écriture, sur la force et le pouvoir des mots, sur les libertés et les devoirs de l’écrivain. Par ses personnages, tendres et burlesques, pittoresques et graves, dont les dérèglements sont les signes extérieurs d'un immense désarroi, il nous adresse une carte postale universelle qui, pour n’exister que dans l’imaginaire fécond de son créateur, n’en appelle pas moins à notre monde quotidien, à ses démesures, à ses insolences et à ses turpitudes.