Chronique

Une chronique littéraire de Bernard Magnier - Source CEC -

Premier roman du poète, romancier et essayiste, V.Y. Mudimbe, "Entre les eaux", est un texte, publié en 1973, qui, comme les suivants, est marqué par les interrogations et les doutes d’un personnage tiraillé entre deux cultures, deux engagements, deux choix de vie. Il s’agit ici d’un prêtre déchiré entre sa foi et son sacerdoce d’une part, ses convictions et son désir d’engagement politiques, d’autre part. Un dilemme douloureux, développé dans un long monologue introspectif écrit à la première personne.

Élevé dans le cadre des institutions catholiques, V.Y. Mudimbe fut très tôt tenté par la vie religieuse. Élève brillant et doué, il a suivi des études classiques, travaillé comme ouvrier puis s’est engagé dans la vie monacale en devenant bénédictin en 1960. Il quittera le couvent en 1962 et poursuivra des études supérieures qui le mèneront à l’enseignement dans les universités, pour certaines naissantes, du Zaïre. C’est durant les années 70 qu’il publiera ses premiers recueils de poèmes ("Déchirures", "Entretailles", "Les fuseaux parfois"...) et ses trois principaux romans ("Entre les eaux", "L’écart", "Le bel immonde") qui seront suivis, quelques années plus tard, d’un quatrième, "Shaba II - carnets de la mère Marie-Gertrude". Quatre titres qui lui ont permis de s’imposer comme l’un des romanciers francophones les plus novateurs de sa génération. Refusant le régime du maréchal Mobutu et l’inféodation à un système qu’il réprouve, il décide, en 1990, de quitter son pays et de s’installer aux États-Unis. Depuis cette date, il poursuit sa carrière d’enseignant et d’essayiste dans ce pays dont il a pris la nationalité et semble avoir rompu avec cette première partie de sa vie de créateur. Il a, en effet, abandonné la trace du roman pour se consacrer davantage à l’essai, et si les thèmes de sa réflexion restent proches de ceux qui inspiraient le romancier, il a souvent recours à l’anglais pour s’exprimer.

La première partie de cette trajectoire personnelle semble, en large partie, inspirer "Entre les eaux", ce premier roman publié en 1973.
“Dieu, un prêtre, la révolution”... le sous-titre est explicite et précise entre quels doutes (quelles eaux) le héros va devoir conduire son destin. Le thème unique de ce roman sera, en effet, celui du déchirement et de la douloureuse alternative. Le héros, Pierre Landu, après avoir poursuivi ses études en Europe, est devenu prêtre. Très vite, la controverse s’installe en lui et autour de lui. Il se revendique “prêtre noir”... On lui reproche d’être “prêtre d’une religion étrangère”... Plus tard, le déchirement est plus grand encore lorsque le prêtre hésite entre la poursuite de son sacerdoce et l’engagement plus immédiatement politique dans un Mouvement de libération nationale de tendance maoïste. Déçu par l’Eglise et sa hiérarchie, qu’il qualifie d’“espèce d’internationale de voleurs travaillant sous le signe de dieu”, il souhaite avoir une action plus directement engagée sur le plan social. Sans abandonner son rôle de prêtre, Pierre Landu s’engage dans le maquis et participe à des opérations militaires très dures mais ses critiques envers le mouvement lui valent d’être suspecté et condamné. Il est sauvé par la victoire des troupes gouvernementales et recueilli par ses anciens compagnons de l’église. Il rencontre alors une jeune femme avec laquelle, malgré une future paternité, il ne peut se résoudre à vivre et il décide de revenir au coeur de l’institution catholique en acceptant l’enfermement dans un monastère cistercien de Venise...

Par l’emploi du “je” et par sa construction qui bouleverse volontiers la chronologie, "Entre les eaux", publié en 1973, est un texte original qui rompt avec les modèles classiques jusqu’alors adoptés par les romanciers africains de langue française. Avec "Les soleils des indépendances" de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, publié en 1968, et "Le Cercle des tropiques" du Guinéen Alioum Fantouré, publié en 1972, "Entre les eaux" est un de ces romans africains qui ont su être novateurs dans leur écriture et ont ouvert la voie à d’autres audaces.

"Entre les eaux" est un roman dans lequel le héros livre ses états d’âme, ses doutes et ses atermoiements, ses élans et ses rages. Pierre Landu est une personnalité attachante par ses fragilités et sa sincérité et il est évident que le romancier a mis une large part de lui-même dans la construction de ce personnage. Ainsi, ce premier roman poursuit l’exploration des “déchirures”, annoncées dans le titre du premier recueil de poèmes et préfigure les textes romanesques et les essais à venir qui, tous, auront pour objet la difficile, souvent impossible et douloureuse, rencontre de deux cultures, le déchirement et la rupture, l’impossible conciliation.