Chronique

Chronique littéraire de Bernard Magnier- Source CEC -

A la suite de "Entre les eaux", son premier roman publié en 1973, V.Y. Mudimbe a successivement fait paraître deux autres romans, "Le bel immonde" en 1976 et "L’écart" en 1979. Deux romans qui abordent à nouveau la thématique du déchirement et de l’impossible conciliation, dans le registre amoureux pour "Le bel immonde", dans l’expression de la quête identitaire pour "L’écart". Une même thématique mais un renouvellement total des personnages et des intrigues.

"Le bel immonde" met en scène les amours tumultueuses d’un ministre et d’une prostituée rencontrée dans un bar. Afin d’échapper à la monotonie de sa vie familiale et aux charges de sa fonction politique, le ministre est tenté par une aventure, éphémère et tarifée, qui va se transformer en histoire d’amour. Mais l’environnement des deux amants va contrecarrer leurs projets car la prostituée est aussi la fille du chef d’un mouvement de rebelles et le ministre est chargé de la répression qui doit mettre fin aux agissements de ces derniers. Dès lors, cet amour va t-il demeurer sincère ? Va t-il devenir l’otage des forces en présence ? Va t-il être l’objet d’une trahison ? Et si oui, de quelle trahison ? Ya, la prostituée va t-elle trahir son père, le rebelle, ou le ministre, son amant ? L’aventure se terminera mal, le ministre mourra dans un attentat et la prostituée retournera attendre le client dans le bar de leur première rencontre...

"Le bel immonde" est un livre que le romancier a tenu à ancrer dans l’histoire immédiate de son pays en précisant, dans une note finale, le contexte géographique et historique de son intrigue, “Kinshasa, capitale de la République du Zaïre naguère dénommée République Démocratique du Congo” en 1965. Afin d’authentifier son récit, le romancier ajoute à son texte des citations du président Kasa-Vubu et du journaliste De Vos dont il donne les références. Comme pour contrebalancer cette présence du réel et éviter l’exploitation d’une situation au demeurant proche du mélodrame, V.Y. Mudimbe donne à son roman une distance dans l’écriture en recourant à l’emploi des pronoms pour désigner ses personnages. Le ministre est appelé “il” tout au long du récit et la prostituée sera “elle” ou “tu” avant de devenir “je” dans les derniers chapitres, lorsque soudain celle-ci prend en main sa destinée et donc son “dire”. Une fois encore, V.Y. Mudimbe met ses personnages dans une situation de choix, de dualité. Une dialectique qui sera de nouveau à l’honneur dans son roman suivant.

Avec "L’écart", le troisième grand roman de sa période de création littéraire de fiction, V.Y. Mudimbe explore le champ de l’incompréhension et la maladresse du regard occidental sur les oeuvres et la pensée africaines. Son héros, Ahmed Nara, un ethnologue africain, finit par se suicider car il ne peut mener à bien sa recherche sur une population qu’il est chargé d’étudier et dont il ne peut réellement traduire la pensée, du fait de sa formation qui lui a donné des instruments et des connaissances inadaptés. "L’écart" se présente comme le journal tenu par l’ethnologue durant la semaine qui précède sa mort. Le narrateur y confie ses doutes, ses anciennes amours, ses interrogations politiques, ses incertitudes existentielles. Avec ce livre, dans lequel le romancier accompagne le journal de l’ethnologue d’un avertissement qui lui permet de s’inscrire dans le processus narratif, V.Y. Mudimbe n’hésite pas à recourir au “matériel” de la psychanalyse. Il va ainsi au coeur des troubles de son personnage, au bord du gouffre de la déraison et des tourments de la quête identitaire.

En 1989, Mudimbe a fait paraître un quatrième roman, "Shaba deux", un texte reproduisant “les carnets de Mère Marie-Gertrude”, une religieuse infirmière, emportée dans le chaos de la guerre civile, qui tente de maintenir les exigences de sa fonction et les contraintes de sa foi... et dont la mort brutale mettra un terme à ses déchirements. Ainsi, de roman en roman, V.Y. Mudimbe n’a cessé d’explorer les mêmes pistes et les mêmes angoisses qui ont souvent conduit ses protagonistes à recourir aux violences les plus extrêmes et à échouer dans les impasses de la réclusion, du suicide ou de la mort brutale.

Si aujourd’hui, l’écrivain poursuit cette même quête identitaire, c’est désormais à partir du continent américain qu’il produit ses travaux, pour l’essentiel des essais qu’il rédige en anglais. Sans doute peut-on voir dans cette démarche, singulière et contestée, une volonté d’échapper, une fois de plus, à toute contrainte. V.Y. Mudimbe a définitivement choisi un itinéraire de vie et de création, dans la droite ligne de cette liberté de la pensée et de la réflexion qui l’a fait s’engager vers des créations originales et novatrices mais aussi vers des positions radicales qui lui ont valu quelques réactions hostiles de la part de ses pairs et de certains de ses compatriotes. Une trajectoire qui fait de lui un intellectuel “à part” dans le paysage des littératures africaines d’expression française.