Chronique

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

Le 10 novembre 2008, lorsque les membres du jury du prix Renaudot annoncent le nom de leur lauréat, Tierno Monénembo pour son roman Le roi de Kahel, l’auteur se trouvait à Cuba où il s’imprégnait de l’instant et revisitait l’histoire en vue d’un roman qui devait s’y dérouler. En avril 2014, à Durban, en Afrique du Sud, il m’informait que ce texte paraîtrait en janvier 2015. En effet, il a été disponible à ce moment-là. Son titre, Les coqs cubains chantent à minuit, est aussi beau qu’intrigant. Nous sommes en droit, à partir de lui, de nous attendre à un concert nocturne de gallinacés montés sur leurs ergots. Mais Tierno Monénembo nous embarque plutôt au cœur d’une histoire de généalogie en apparence improbable : celle de Tierno Alfredo Diallovogui, alias El Palenque. Un voyage à l’envers. Un des personnages l’exprime d’ailleurs : « Un Africain à Cuba à la recherche de ses racines ! C’était bien la première fois que j’entendais ça. En temps normal, c’était l’inverse qui se produisait » (p. 27) Les coqs cubains chantent à minuit ou la musique de Cuba ?

Ignacio Rodríguez Aponte est un petit guide pour touristes friqués à qui, contre rétribution, il rend le séjour agréable en leur facilitant l’accès à toutes les formes de plaisirs à La Havane (boissons, danses, femmes…), une personne maîtrisant toutes les ficelles de la débrouillardise. Mais dans le roman de Tierno Monénembo il prend de l’ampleur en devenant aussi le principal narrateur, celui qui accompagne le héros Tierno Alfredo Diallovogui dans les méandres de son histoire. Dit El Palenque, cet Africain de Guinée venu de Paris disposait, pour recomposer le puzzle de son identité, de très peu d’éléments, même s’il savait que sa mère était enterrée au cimetière de Colón. D’elle, il avait hérité d’une chanson de la province orientale de Cuba, qu’il fredonnait sous la douche, « Yo soy el punto cubano », en apparence pas grand-chose donc, mais c’est la clé d’une énigme qui, lorsqu’elle commence à se dévoiler, s’avère en réalité assez simple. L’on peut résumer toute l’intrigue du roman en répondant à une question : « Qu’est-ce qui permet au Guinéen Tierno Alfredo Diallovogui, dit El Palenque, d’affirmer qu’il est aussi cubain ? » Maintenant, on le sait : le 21 juillet 1978, le paquebot L’Amiral Nakhimov quitte le port d’Oran, en Algérie, pour mouiller au port de La Havane le 7 août suivant. Dans ses sept étages, il emporte trois mille cinq cents artistes africains invités dans le cadre du 11e festival mondial de la jeunesse et des étudiants. Parmi ces artistes, un saxophone guinéen, Samba-Félix Diallovogui, dit Sam-Saxo, déjà très célèbre. « Il y avait là toutes les vedettes du continent : Miriam Makeba, Les Anges du Congo, le groupe cap-verdien Tabaro. Et il (Sam-Saxo) les connaissait tous. Il avait joué avec celui-ci à Alger, celui-là à Praia, cet autre à Conakry, ou à Brazza, ou à Tripoli, où à Luanda. Il serait plus exact de dire qu’ils le connaissaient tous. Chacun, un jour ou l’autre, avait fait appel à ses services à l’occasion d’un concert, d’un défilé de mode, d’un album. ‘‘Tu es le meilleur saxo du continent’’, lui avait sorti un jour Miriam Makeba, après un show à la Maison des cultures du monde de Berlin » (p. 125). Ce saxophoniste doué et célèbre donc rencontrera à La Havane une jeune Cubaine, Juliana, qui « ne connaissait rien de l’Afrique, rien du monde, rien de la vie, rien des hommes. Elle avait vingt-deux, vingt-trois ans tout au plus. Elle sortait de l’université où elle avait brillamment terminé ses études de droit international » (p. 129).

Tierno Alfredo Diallovogui était issu de cette histoire : conçu en Guinée, il naîtra à La Havane sur décision de sa mère qui choisit pour cette mise au monde de revenir dans son île où les conditions d’hygiène étaient plus élevées dans les maternités. Par la suite, retournée en Guinée avec son bébé, auprès de son mari, elle affrontera l’abus d’alcool de la part de ce dernier, ses infidélités et surtout sa violence. L’enfant avait cinq ans lorsque la mère décida de repartir définitivement dans son île. À l’aéroport, elle ne put embarquer avec son fils qui, selon les lois de la Guinée, devait rester avec son père.

Pour nous dévoiler cette histoire, qui sert aussi de prétexte à l’auteur pour parler de l’africanité de Cuba, Tierno Monénembo met en scène de nombreux personnages au relief plus ou moins dessiné, qui, comme Poète, concourent, plus qu’ils ne déploient sous nos yeux leur propre destin, à faire la lumière sur l’histoire du héros. Éloge aussi à des écrivains qui ont donné à La Havane sa dimension mythique, Ernest Hemingway par exemple, aux plaisirs (chaque chapitre est précédé d’un quatrain d’Omar Khayyâm, du sage persan qui a, mieux que ses héritiers des siècles plus tard, ‘‘chanté le vin’’), Les coqs cubains chantent à minuit nous réintroduit surtout dans la grande histoire cubaine dont le héros demeure Fidel Castro.

La généalogie de Tierno Alfredo Diallovogui est donc cette petite histoire qui permet d’éclairer la grande histoire, la grande histoire d’une île où, mieux que tout, la musique contient toutes les archives, si l’on en croit Ignacio Rodríguez Aponte : « Notre musique ne fait pas que rythmer les pas de danse, elle rythme aussi la cadence de l’histoire. Cela, seul un Cubain peut le comprendre. Ce pays n’a pas besoin de chroniqueurs ni de généalogistes. Ses chansons contiennent tout : la sage des villes, l’odyssée des plantations, les idylles sanglantes, les expéditions rocambolesques et les révolutions interminables. À chacun sa manière de se tourner vers le passé. Ailleurs, on fouille les archives ; ici, il suffit de quelques vocalises. » (p. 94)

Avec Les coqs cubains chantent à minuit, Tierno Monénembo a contribué à chanter l’histoire de Cuba, à partir d’un personnage en quête de soi auquel il offre une part profonde de lui-même, comme le font toujours, avec n’importe quel sujet, des romanciers de sa trempe, les bons, les grands.