Chronique

Une chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC -

Berlinoise est certes l'histoire d'une ville, Berlin, au lendemain de la chute du mur. Mais c'est surtout la chronique d'un amour incandescent et enfiévré entre deux êtres d'une extrême sensibilité : Stan et Maya.

Le 30 décembre 1989, Pascal et Stan, deux Français -qui, jusque-là, menaient une vie sans histoire d'employé de banque pour l'un et de fonctionnaire pour l'autre- débarquent à Berlin pour y fêter le réveillon. Au pied du mur en pleine destruction, ils croisent une jolie fille à la peau brune, Maya, et c'est le coup de foudre entre Stan et elle.

Maya, de père cubain et de mère allemande, est une fille de l'est. Sa sensibilité vive et sans inhibition se trouve tout entière investie dans la peinture. Elle croque la vie à pleines dents et pense que la chute du mur est le signe d'une aube nouvelle : celle de la fin de la dictature et de la médiocrité. Place donc à la fraternité des peuples et à l'amour libre, débarrassé de ses oripeaux petits-bourgeois.

Mais au fur et à mesure que les jours et les mois passent, elle doit déchanter. Maya se découvre "étrangère" à travers le regard insistant des autres. Pire que cela, des hordes de skinheads ont pris possession de la rue pour  imposer leur loi de mépris racial et d'hostilité envers les étrangers. C'est le choc pour Maya. Tout ce en quoi elle avait cru en matière de beauté humaine est en train de se défaire sous ses yeux. Aurait-elle échappé au harcèlement de la Stasi (police politique est-allemande) pour tomber sous la loi du racisme primaire ?

Elle en perd le sommeil et commence à dépérir. Même son art ne lui est plus d'aucun secours. C'était une peinture de résistance et de combat. Mais l'adversaire ayant disparu, l'art semble tout à coup sans objet. Dans un moment de rage, elle foule au pied ses toiles et les détruit.

Reste son attachement à Stan, une liaison faite de passion, de désir et de sensualité débridée comme peut l'attester l'incipit de l'épilogue :

"Je t'aime Maya. N'oublie pas les caprices du vent, la course des planètes, la tiédeur d'une eau de pluie d'été sur ta peau, l'intensité d'un frisson cueilli lors d'un baiser, la magie d'un frémissement quand des doigts l'on se frôlait. Le feu des amoureux qui nous consumait toi et moi, un magma, un brasier de joie autour duquel nous dansions une valse des merveilles" (p. 171).

Rendue paranoïaque par l'environnement social de plus en plus hostile, Maya met en péril sa relation avec Stan, laquelle se métamorphose peu à peu en affrontements incessants et en cauchemar au quotidien. Elle lui reproche sa superficialité, son aveuglement devant le péril "brun" qui monte et son épicurisme. Stan est complètement perdu et ne sait que faire pour venir en aide à son amie, malgré l'immense amour qu'il éprouve pour elle.

Pour sa rédemption, Maya croit bon de s'éloigner brusquement de son pays natal. Elle choisit de se rendre à Cuba, dans ce pays ancestral qu'elle ne connaît point, pour espérer enfin vivre en harmonie avec sa peau foncée, son goût de liberté et sa passion pour l'être humain.

La narration de Berlinoise est prise en charge par Stan, à la foi acteur et conteur des événements, sur le mode du "je". Ni Stan, ni les autres protagonistes ne laissent rien percer sur leur origine raciale, sauf Maya. Cela donne au récit une épaisseur particulière, faite de chasse aux indices et aux incertitudes.

En tant que musicien, Stan a accepté un job social assez particulier : jouer avec son groupe (formé de Pascal et de leur amie Clémentine) partout où les skinheads et autres groupes racistes auront sévi. En effet, les violences contre les Africains se font plus insistantes et les assassinats ne sont pas rares…

C'est surtout à travers le point de vue de Stan que le lecteur appréhende cette sorte de gémellité étrange entre, d'une part, l'amour pour cette ville extraordinaire, malgré tout ouverte à la créativité et aux plaisirs de sa florissante vie nocturne et, d'autre part, l'amour pour Maya, débordante d'énergie et d'enthousiasme, à travers sa peinture comme à travers son engagement social. Malheureusement, ce qui devait rapprocher les amants est justement ce qui les sépare, chacun replié sur ses angoisses et sur un présent lourd à assumer. Mais Berlinoise reste avant tout un hymne fantastique à l'amour, à la sensualité et à l'humanité. C'est pourquoi il peut toucher un lectorat au-delà des races et des fractures sociales.

Wilfried est un écrivain français d'origine congolaise (Brazzaville). Arrivé très jeune en France, il a grandi dans les banlieues mais a réalisé un brillant parcours scolaire. Il y a quelques années, il a choisi Berlin comme ville de résidence. C'est de là qu'il a donné ses fictions successives, à savoir  Le Cœur des enfants léopards (2007. Prix des cinq continents de la Francophonie et prix Senghor), Le silence des esprits (2010) et Fleur de béton, (2012), tous parus chez Actes Sud.

Son style est caractérisé par un phrasé d'une musicalité prenante et par une poésie vibrante, que ce soit dans la description des banlieues françaises ou dans le portrait qu'il dresse des couples, dans leurs dérives et dans leurs déchirements. Roman après roman, Wilfried N'sonde confirme ainsi son statut d'acteur incontournable du paysage littéraire francophone.