Chronique

Philida, une chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC


En guise d'introduction à la chronique, écoutez l'interview d'André Brink, réalisée par Jean-Claude Kangomba le 4 février 2015, deux jours avant son décès.

Philida relate l'histoire d'une esclave du même nom, histoire qui se déroule dans les années 1830 en Afrique du Sud, à la veille de l'émancipation décrétée dans l'Empire britannique en 1833.

L'intrigue démarre sur le voyage de la jeune femme pour Stellenbosch, la ville où réside le protecteur des esclaves. Elle vient y porter plainte contre François Brink, fils du maître de Zandvliet, domaine auquel elle appartient. Encore adolescents, ils sont devenus amants et François Brink avait promis à Philida de l'affranchir quand il aurait atteint sa majorité. Au fil des années, Philida a eu quatre enfants, dont deux n'ont pas survécu. Mais poussé dans le dos par son père Cornelis Brink -qui espérait le voir épouser une riche héritière afin de sauver sa ferme de la banqueroute-, François finit par abjurer sa promesse et marque son accord pour la vente de Philida dans le nord du pays. Ce qui révolte la jeune esclave et la conforte dans sa lutte pour son affranchissement.

Après confrontation des deux amants, et malgré toutes les preuves que Philida peut apporter, le protecteur conclut à l'innocence du jeune homme. Il aurait même placé la jeune esclave en détention pour outrecuidance si celle-ci ne l'avait menacé d'aller jusqu'au Cap pour dénoncer cette injustice. Ce qui a pour effet de calmer les ardeurs racistes du protecteur, qui renvoie Philida au domaine de ses maîtres, sans autre forme de procès.

La famille Brink finit par mettre à exécution sa menace. C'est un certain La Bat, de Worcester, qui remporte les enchères. Philida et ses deux enfants sont désormais sa propriété. Mais un jour, Frans Brink se pointe au domaine pour demander à Philida de repartir avec lui, car il ne supporte plus leur absence, à elle et à ses enfants. Il promet même le mariage à la jeune femme si elle consentait à le suivre. Celle-ci, incapable de lui pardonner sa trahison, le chasse de son nouveau domaine. Et l'on apprend dans la foulée qu'elle a dû étouffer son premier fils de ses propres mains, pour éviter que Frans s'en prenne à lui, à l'instar des sévices qu'il infligeait aux chatons égarés sur le territoire de la ferme. En effet, Frans n'a jamais reconnu officiellement ses enfants.

L'année d'après, la nouvelle tombe : l'esclavage est aboli, mais les anciens serfs doivent encore prester pendant quatre ans auprès de leurs maîtres respectifs pour les dédommager... C'en est trop pour Philida, qui décide de partir pour le Gariep, autre nom du mythique fleuve Orange, dans une contrée réputée pour avoir échappé aux horreurs de l'esclavage. Après avoir persuadé un autre esclave, Labyn, de l'accompagner, Philida et ses enfants s'engagent courageusement sur le très long chemin qui mène au Gariep, au-delà du désert de Kalahari. Le récit s'achève ainsi sur cet appel irrésistible vers la liberté.

Ainsi résumée, l'intrigue semble tout à fait convenue, mais cette impression occulte une des techniques littéraires les plus efficaces d'André Brink : sa capacité à faire de tout roman une formidable machine à inventer des récits.

Il y a d'abord la focalisation du "je" par sections du livre. Un "je" qui passe en revue plusieurs narrateurs, révélant de cette manière la contradiction des points de vue au sein même de la narration, assumée tantôt par l'esclave, tantôt par François, ou encore par Cornelis, son père.

Il y a ensuite tous les narrateurs occasionnels, qui permettent au récit de rebondir régulièrement dans toutes les directions. Ainsi, Ouma Nella, la vielle esclave affranchie du domaine de Zandvliet, n'est pas seulement la protectrice de Philida. Elle est également une conteuse hors pair, à travers laquelle la narration s'enrichit d'histoires anciennes, de contes, de légendes et de proverbes. De même, Labyn, l'esclave musulman qui prend Philida sous sa protection au domaine de Lat Bat, se révèle comme un narrateur généreux, rappelant les récits coraniques, les révoltes multiples des esclaves en Afrique du Sud, l'Afrique d'avant l'arrivée des colons, etc. Qu'il soit formel ou sémantique, le moindre prétexte narratif permet au récit de bifurquer, jusqu'à donner le tournis.

L'autre belle réussite de ce texte est la grande variété de tons et de registres langagiers. Les tournures familières, brutes, voire "petit nègre" dont usent les esclaves, font office de porte d'entrée dans un univers terrible, fait de brutalité au physique comme au moral, à l'instar de ces mots rudes et crus que les maîtres leur jettent quotidiennement à la figure. Pour la couleur locale, l'auteur a d'ailleurs joint, en fin de texte, un lexique des termes afrikaans qui essaiment le récit.

Au final, la quête inlassable de la liberté à tout prix fait de ce texte une sorte de cri et un véritable plaidoyer pour la dignité humaine, par-delà la condition sociale et la couleur de la peau. En guise d'épilogue, l'auteur nous livre les clés historiques de son intrigue, imaginée à partir du récit de vie d'un de ses aïeux ayant vécu au 19e siècle.

André Brink est un écrivain sud-africain, né en 1935 et mort inopinément le 6 février 2015, sur l'avion qui le ramenait dans son pays natal, après un séjour en Belgique pour un doctorat honoris causa à l'Université Catholique de Louvain-La-Neuve. Il fait partie des "Sestigers" (les "gens des années soixante"), premiers intellectuels sud-africains à s'opposer à l'apartheid (Breyten Breytenbach, Nadine Gordimer, John Maxwel Coetsee…). De l'entretien que j'ai pu avoir avec lui à Leuven où il était logé, j'ai retenu ce propos : "le combat d'un écrivain n'est jamais terminé. Il faut résister, résister jusqu'au bout du souffle". Il ne croyait pas si bien dire…