Chronique

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

Il est associé au nom de Yambo Ouologuem un grand roman, Le devoir de violence, paru en 1968 aux éditions du Seuil, celui qui lui valut la consécration avec le prix Renaudot, puis, quelques années seulement après, aussi et surtout la disgrâce avec des accusations étayées de plagiat. L’on connaît la suite : un auteur détruit, tué sur le plan littéraire. Longtemps, j’avais cru qu’en plus de ce roman, il ne nous avait laissé que Lettre à la France nègre, un ensemble de pamphlets sur lesquels nous ne reviendrons pas ici. Mais il y a une dizaine d’années, je découvrais un autre livre qu’il avait publié en 1969, aux éditions du Dauphin, sous le pseudonyme d’Utto Rudolf, Les mille et une bibles du sexe, un roman érotique dans un style magistral, qui explore un certain Paris du libertinage. Je pensais avoir fait le tour de ce que l’auteur malien avait livré au lecteur avant de s’effacer pour habiter sa blessure sacrée ci-haut déjà évoquée, la disgrâce à la suite des accusations de plagiat. Je me trompais encore, car, comme je viens de le découvrir, sous un autre pseudonyme, Nelly Brigitta, il avait proposé au public deux autres romans, toujours aux éditions du Dauphin, Le secret des orchidées et Les moissons de l’amour, que je n’ai pas lus, qui ne semble pas mériter la postérité.

Ce petit tour des masques et des œuvres de Yambo Ouologuem n’a d’intérêt que pour nous servir d’introduction à notre propos au sujet du déjà cité Les mille et une bibles du sexe, un texte, répétons-le, publié sous un pseudonyme, Utto Rudolf, qui n’évoque ni de près ni de loin l’écrivain malien, bien que celui-ci s’en fût présenté, dans un long avertissement. Yambo Ouologuem nous fait croire que « en novembre dernier, en effet, m’appelant aux éditions du Seuil, un grand aristocrate parisien me demandait rendez-vous, après maintes fièvres oratoires. Il y a tant d’étonnement à être sincère, que je crus voir dans la rhétorique dudit aristocrate une action cachée : que me voulait-il au juste ? Je le vis ; il me remit un manuscrit – lourd de 2400 pages. » Cet aristocrate, c’était le fameux Utto Rudolf, et des milliers de pages qu’il apporta comme une matière première, l’écrivain malien tira un livre, à force de réécriture, d’un peu plus de trois cents pages, qu’il intitula Les mille et une bibles du sexe. Il s’agit d’un roman érotique, par moments clairement pornographique, mais toujours servi par un style de haute tenue, donc un texte d’une qualité littéraire que personne ne saurait lui dénier. On ne peut donner sa véritable place à ce livre qu’en le situant au cœur des littératures africaines. C’est surtout pris ainsi, dans l’histoire de ces littératures-là, que ce roman devient singulier, car, à la fin des années 1960, Les mille et une bibles du sexe, de la part d’un auteur africain, constituait un objet curieux, une sorte de transgression intolérable, voire suicidaire. D’ailleurs, l’auteur en avait conscience qui se voulait, presque ironiquement dirait-on, passer pour un Européen, comme s’il lui fallait un tel masque pour échapper à une certaine catégorisation, à une certaine assignation. Sans doute, et on peut le dire aujourd’hui, il avait nui ainsi au destin de son roman, car, s’il avait osé le signer de sa véritable identité, Les mille et une bibles du sexe auraient eu un heureux écho de scandale, puisque, sans être nécessairement d’une frappante originalité dans l’absolu si l’on le replaçait dans l’histoire littéraire européenne, il eût au moins surpris venant d’un Africain. Probablement aussi, eût-il fait école, influencé d’autres auteurs africains qui, dans les pas du célèbre renégat, se seraient détournés des pistes trop balisées, auraient donné des rendez-vous littéraires là où l’on ne les attendait pas.

Bien que l’on puisse le considérer comme un livre d’une importance moindre sur le plan littéraire par rapport au Devoir de violence, c’est pourtant Les mille et une bibles du sexe, roman dont la vie fut courte, qui témoignait davantage de la volonté claire de Yambo Ouologuem d’affirmer sa liberté d’écrivain, tant dans le thème que dans la langue. Liberté ? Peut-être devrions-nous l’exprimer autrement : par le thème et la langue, mais aussi et surtout par le pseudonyme dont il se servit, l’écrivain malien, qui fustigeait avec une sorte de dogmatisme ceux qu’il appelait la négraille, la négrille, etc., semblait vouloir s’affirmer moins comme un écrivain tout court que comme un écrivain dans la pure tradition occidentale. Une autre manifestation d’un complexe commun à bien des colonisés qui aspirent moins à tirer d’eux-mêmes une profonde authenticité à les situer au cœur de l’universel qu’à prouver leur parfaite maîtrise des codes, ici esthétiques, occidentaux ? Il suffit, pour être tenté de le penser, de lire n’importe quel paragraphe des Mille et une bibles du sexe, ce passage par exemple :

« À demi paralysé par le plaisir, l’excitation, le sentiment obscur de courir au-devant de sa propre fin, le motard chercha instinctivement à retirer la bouche de Golda de la pointe de son pénis. Vrillé de sensations électriques, aiguës, qui sciaient les nerfs comme une lame de rasoir, il ne put, se tordait, secoué, désarçonné, bercé de soubresauts auxquels il s’abandonna comme malgré lui… Alors, ses mains se promenèrent sur son propre nombril, autour de sa propre taille, et, sous le coup d’un spasme irrépressible, ses doigts crispés fermés en un délire de phalanges noueuses se formèrent en poing nerveux qu’il abattit de toutes ses forces sur son ceinturon : contre l’automatique. Et brusquement il hurla, jetant à terre son casque. Golda accueillit contre son front, sa bouche, sa joue, sa gorge et ses seins la chaude vibration de jets odorants qui giclèrent, serpentant sur elle, volant, nerf de mousse épaisse, du sexe sur son corps à la vitesse d’une hirondelle laineuse et bonne », p. 219.

Pourquoi parlons-nous de ce roman aujourd’hui ? Parce qu’il vient d’être réédité dans la collection « Pulsations » dirigée par Jean-Pierre Orban aux éditions Vents d’ailleurs. Cela constitue en soi un événement, surtout que cette fois-ci, le livre retrouve son auteur, Yambo Ouologuem, au lieu et place de son double Utto Rudolf. Pourtant, tout ceci pose un problème d’ordre au moins juridique et moral : l’auteur lui-même s’étant retiré de la comédie littéraire dont il fut un des acteurs les plus adoubés et une des pires victimes, il n’est plus sollicité pour ce qui aurait, normalement nécessité son accord. Toutes les rééditions de ses livres l’ont été sans lui, car une partie de ses héritiers, peut-être une héritière, en a décidé ainsi. Il ne s’agit donc pas ici d’un acte illégal, mais personne n’ignore que l’auteur n’aurait pas accepté d’être encore mêlé à la littérature sous cette forme-là. Il y aura sans doute autour des Mille et une bibles du sexe ce débat-là, et les avis divergeront, les polémiques ne manqueront pas.

 

Personnellement, j’estime qu’il était nécessaire de rééditer ce livre. Le faire, c’est exprimer à l’égard du grand écrivain malien le respect que l’on lui doit, c’est aussi réintégrer son texte dans le patrimoine collectif d’où il a été trop longtemps absent, c’est le remettre au cœur d’un jugement forcément dépassionné aujourd’hui, d’un jugement strictement esthétique, car du temps a passé, quarante-cinq ans se sont écoulés et les littératures africaines ont pris des directions très variées. Des puissants textes où le sexe irrigue la phrase ont vu le jour, surtout du côté du Maghreb. Oui, entre temps nous avons lu par exemple Le pain nu de Mohamed Choukri, Les demoiselles de Numidie de Mohamed Leftah. C’est sur le plan de l’histoire littéraire africaine que Les Mille et une bibles ont une grande importance. Ce roman revit pour retrouver sa véritable place au cœur de notre héritage culturel, dans notre mémoire. À chaque lecteur de s’en faire son idée. Le livre, quant à lui, continuera son aventure, le plus longtemps possible… Bon vent aux Mille et une bibles du sexe dont le souffle occidental nous est venu d’ailleurs, du pays dogon, du Mali.

Yambo Ouologuem, Les mille et une bibles du sexe, éditions Vents d’ailleurs, 2015 (première édition, éditions du Dauphin, 1969)