Témoignage

Fiston Mwanza Mujila ou l’homme aux deux visages


par Sami Tchak - source: CEC -


Les voyages, ah, les voyages ! Ils m’ouvrent des horizons, m’offrent de nouveaux paysages, surtout des paysages humains au détour d’un salon du livre, d’un colloque, d’une foire… J’en reviens parfois avec des voix, un visage, l’écho durable d’une lecture. Il m’est même arrivé de faire des découvertes, de rencontrer des plumes singulières, au service d’un art majeur, mais encore dans l’incertitude autour de toute œuvre en quête de légitimation. Ainsi, aujourd’hui, lorsque je me souviens de mon bref séjour à Lubumbashi en septembre 2012, en République démocratique du Congo, un nom me revient, celui d’un jeune homme dont le calme, même l’apparente timidité, m’avaient séduit, avant que nous n’eussions eu des discussions autour de la littérature. Lui m’avait déjà fait l’honneur de me lire. Et il m’offrit l’insigne privilège d’entrer dans son univers par un texte inédit. Aujourd’hui, de ce texte, tout le monde a parlé, parle encore : Tram 83 aux éditions Métailié.

Après Lubumbashi, nous nous étions retrouvés, Fiston Mwanza Mujila et moi, à Brazzaville au cours de l’unique édition, pour le moment, du festival Étonnants-Voyageurs en février 2013. Avec un autre de ses aînés et amis, Jean Bofane, nous avions, toujours autour de la littérature, resserré nos liens. En mai 2014, cette fois-ci à Paris, Fiston Mwanza et moi eûmes une prestation dans le cadre de l’exposition « Flamme éternelle » de l’artiste Thomas Hirschhorn, au Pavillon de Tokyo. Je crois que je le découvrais réellement alors, je percevais une autre dimension de l’homme dont la plume sait introduire le rire même au cœur des grandes plaies de la société. L’écrivain se révélait à moi en tant qu’homme de scène qui use de sa voix avec le même talent qu’il met à manier sa plume. Il suffit de le voir, de voir son grand corps à l’œuvre, de l’entendre, d’entendre sa voix porter son propre texte, avec un accent-pays ravivé à dessein, il suffit de le voir et de l’entendre dire, même hurler sa vision du monde pour avoir conscience de toute la folie qui l’habite. Alors, une fois qu’il a quitté la scène, son calme n’en devient que plus surprenant.

Schizophrène ? Sans aucun doute ! C’est l’homme aux deux visages, aux deux voix… L’eau calme qui poursuit son chemin, sereine, serpente entre les pierres sans élever le ton, puis, soudain, en situation, devient l’ouragan verbal qui fait sortir même les morts de leur silence insolent. Je me souviens : lors de cette exposition, au moment où Fiston Mwanza avait empli l’aire en pneus, près de la flamme de Thomas Hirschhorn, de son verbe crié, qu’elles fussent assises ou en train de déambuler dans le désordre ordonné voulu par l’artiste suisse, toutes les personnes, d’abord surprises, intriguées, furent ensuite captivées. La scène occupée par Fiston Mwanza devint à cet instant le cœur de La flamme éternelle.

J’aurais voulu l’entendre, lire, hurler ainsi quelques passages de Tram 83, quelques passages, choisis au hasard, les dire avec cet accent-pays qu’il prend. Lire juste un nom, lire ceci : « Requiem pour un nouveau monde alias Fils du pays alias L’homme et son destin alias Al Pacino alias Le mythe de Sisyphe alias Le fondateur alias Le fondé de pouvoir alias Le roi Nzinga Kubu alias Son Altesse sérénissime alias Ancien Régime alias le Seigneur des anneaux alias Maréchal alias Guide suprême alias Patriarche alias L’Homme intelligent alias Fleuve Zambèze, alias Hitler alias Don Quichotte alias Proto-bantou alias Lino Ventura (de son nom complet Angiolino Giueseppe Pasquale Ventura) alias L’Homme du Neandertal alias Venezuela alias Négritude alias Zanzibar alias Sibérie alias Bertolt Brecht alias Demi-Dieu alias Identité nationale alias Colon alias Polonais alias Que demande le peuple alias Sens interdit alias Obama alias But marqué à l’extérieur compte double alias Dostoïevski alias Le marquis le plus suspect alias Sultan alias Cousin du Général dissident alias Pacha alias Mani Kongo alias Susuhunan alias Raja alias Minangkabao ou Minangkabau (généralement abrégé en Minang, ou improprement appelé Orang Padang) alias Le Négus alias Marché noir alias Hailé Sélassié alias Prince-prévôt de Berchtesgaden alias Maharajadhiraja (qui signifie ‘‘Roi des Rois’’) alias Shah alias Tika Sahib Bahadur alias Calife alias Émir alias Fatwa alias Freiherr (de l’allemand Seigneur libre) alias Makoko de Mbé (roi des Téké) alias Saigon alias L’homme qui change l’eau au vodka alias L’Héritier légitime et direct de Soundjata Kéita alias Balle à terre alias Nouveau-Mexique alias Décalage horaire alias Espace Schengen alias TV5 alias G7 alias Qui a bu boira alias Le Parchemin alias Longue histoire de l’empereur Mao Tsé-Toung alias Les oiseaux se cachent pour mourir alias La bourse de Tokyo. Ses titres de noblesse s’apparentaient aux saisons et descentes dans les dédales du Polygone de la mine de l’Espérance. » (Tram 83, p. 33)

Je suis sûr que même les personnes déjà imprégnées de ce texte auraient alors l’impression de le découvrir. Elles en mesureraient mieux le caractère « baroque existentiel », ce flot de vie et de vies qui se cousent les unes au contact des autres, portées toutes par des mots à l’ordre fluctuant, qui ne respectent finalement que la poésie souterraine de la liberté. Fiston Mwanza Mujila, c’est peut-être cela : l’écriture de la liberté d’exister même dans le chaos apparent. Le nouvelliste, le poète, le dramaturge et le romancier en lui fusionnent en ce musicien aux partitions déroutantes au premier abord, avant de devenir en nous quelque chose de lancinant. Il y a dans cet homme à la fois l’impétuosité et la calme lucidité de celui qui a tôt pris la véritable mesure du monde.

Je me souviens d’un épisode de son enfance qu’il m’avait racontée à Lubumbashi, que je ne répéterai pas ici, mais dont j’ai conservé des images : une maison détruite sur un ordre d’en haut, des enfants revenus de l’école, la pluie… C’était à Lubumbashi, sa ville natale qu’il me fit visiter, qu’il me fit explorer par ses yeux. C’était à Lubumbashi. Et, avant de le lire, avant de lire son texte, je devinai ce qu’il naîtrait des blessures de la terre lorsqu’on les vit à un âge tendre.

Fiston Mwanza Mujila, c’est un artiste possédé qu’il ne faudrait pas prendre le risque d’exorciser dans la mesure où le meilleur de lui se trouve dans sa déraison. C’est avec elle qu’il construit un monde, son monde ouvert à tout venant pour une beuverie jusqu’au bout de la vie, jusqu’au bout de la mort.