Chronique

Une chronique de Bernard Magnier - source CEC -
Autour de leur leader syndicaliste, Bakayoko, les cheminots décident à Bamako de montrer leur mécontentement par un arrêt de travail mais, très vite, la grève va s’étendre et gagner le siège de la compagnie, basé à Thiès. La solidarité est active mais la répression est tout aussi sévère et même meurtrière après une intervention de l’armée. Les vivres manquent et les femmes s’organisent pour faire passer la nourriture aux hommes grévistes. Elles organisent une marche sur Dakar où se tient un meeting au cours duquel Bakayoko parvient à convaincre son auditoire et à mettre en place une grève générale qui contraindra les autorités à céder aux revendications…
Parallèlement à cette intrigue au militantisme politique explicite, le romancier trame une histoire d’amour qui vient sous-tendre ses propos et renforcer les solidarités et les traîtrises qui se font face tout au long du livre. C’est aussi un moyen de mettre en avant le rôle des femmes dans la lutte et d’encourager leur émancipation, une démarche qui ne cessera d’être présente tant dans l’œuvre de l’écrivain que dans celle du cinéaste.
Dédié par l’auteur à ses «frères de syndicat et à tous les syndicalistes et à leurs compagnes dans ce vaste monde», "Les bouts de bois de Dieu" est un hymne à la fraternité dans les luttes ouvrières mais également une célébration de la victoire de la solidarité africaine sur l’oppression coloniale. Cependant le romancier sait aussi voir les failles de cette fraternité et de cette solidarité et il ne manque pas de dénoncer les complicités locales qui contribuent à favoriser ou maintenir l’oppression, il stigmatise ainsi avec force les prévaricateurs de tous ordres et en particulier certains chefs religieux et certains commerçants qui jouent au plus juste la partition de leur intérêt personnel au détriment de ceux de la collectivité.
Évidemment, parce qu’il s’agit du monde des chemins de fer et parce que l’implication sociale est le moteur de l’intrigue, on ne peut s’empêcher de penser à Emile Zola, à la fois pour "Germinal" (le thème de la grève) et pour "La Bête humaine" (le monde des cheminots) mais la comparaison s’arrête ici et Ousmane Sembène a l’immense mérite de faire œuvre originale, résolument enracinée sur une terre africaine et dans une époque coloniale dont il dénonce les errements et les dérives.
Avec un premier roman, "Le Docker noir", publié en 1953, et un moyen métrage, "Borom Sarret", premier film de fiction de l’Afrique francophone sub-saharienne, réalisé en 1963, Ousmane Sembène est un incontestable pionnier des lettres et du cinéma africain. Décédé en 2007, cet autodidacte, qui fut maçon à Dakar et docker à Marseille, n’a cessé, dans son œuvre littéraire et cinématographique, de mettre à nu les douleurs des humbles et des oubliés de ce monde (l’ouvrier émigré des docks de Marseille avec "Le Docker noir", l’employée de maison venue suivre ses patrons en Europe avec "La Noire de…", le père démuni face au transport du corps de son enfant mort avec "Niiwan"), de dénoncer les injustices dont ont été victimes les tirailleurs sénégalais (Thiaroye), de vilipender les politiciens et les puissants (Xala), d’être une vigie sans cesse en alerte, toujours soucieux de s’adresser à un large public tant par le biais du cinéma que d’une littérature accessible au plus grand nombre.
Adapté à la scène par la Troupe du Théâtre Daniel Sorano de Dakar, dans une mise en scène de Raymond Hermantier, "Les Bouts de bois de Dieu" n’a curieusement –et hélas- jamais été adapté par le cinéaste comme il l'a fait avec ses autres romans et nouvelles, "La Noire de...", "Le Mandat" ou "Xala". C’est un regret qu’il paraît légitime de formuler au regard de l’oeuvre du cinéaste qui aurait pu, sans nul doute, donner la mesure de son talent avec cette épopée militante ancrée au cœur de l’histoire ouvrière du continent. Il demeure que cette œuvre phare du romancier sénégalais, a fait l’objet de nombreuses études universitaires et continue d’être enseigné dans la plupart des lycées du continent africain.