Chronique

Une chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC

Tram 83 de Fiston Nasser Mwanza Mujila est un roman d'une telle densité et, en même temps, d'une structure si éclatée que l'intrigue en est ardue à résumer. Il y est question de Lucien, un diplômé en Histoire persuadé d'être un écrivain en puissance, et de Requiem, son vieil ami, une sorte de magouilleur mêlé à des combines et à des trafics plus tordus les uns que les autres.

Lucien, fraîchement débarqué de "l'arrière-pays", est recherché par la police politique. Il trouve refuge dans la "ville-pays", province en sécession, dirigée par le "Général dissident". Ce dernier administre son maigre territoire de manière absolument ubuesque, rappelant en cela les pires dictateurs du continent africain, de par ses excentricités , ses coups de gueule, son imprévisibilité et sa cupidité.

La vie de Julien est partagée entre l'appartement de Requiem, le Tram 83 et la Gare du Nord, lieu mythique et hors norme, emblème d'une terre en pleine déliquescence, "le seul endroit du globe où l'on pouvait se pendre, déféquer, blasphémer, s'amouracher et dérober sans se soucier du moindre regard" (p. 9).

L'autre lieu hors norme de la "Ville-Pays" est justement le Tram 83, une sorte de bar fourre-tout, pourrait-on dire. En fait, un lieu de vie incontournable pour tout habitant de la Ville-Pays . Dans l'exergue de son deuxième chapitre, le narrateur déroule la première nuit de Lucien au Tram 83 : "nuit de la débauche, nuit de la beuverie, nuit de la mendicité, nuit de l'éjaculation précoce, nuit de la syphilis et autres maladies sexuellement transmissibles, nuit de la prostitution, nuit de la débrouille, nuit de la danse et de la danse, nuit qui engendre des choses qui n'existent qu'entre un excès de bière et l'intention de vider sa poche qui exhale les minerais de sang, cette bouse juchée au rang des matières premières, au commencement était la pierre…".

Cette accumulation rend parfaitement compte de la singularité d'une écriture, faite d'images tourbillonnantes dansant sur un rythme captivant, rappelant en cela le tempo d'un poème, de par son côté incantatoire. Ce "style-poème" en pleine narration est d'ailleurs clairement désigné à la page 15, à travers l'expression "les mêmes psaumes".

Lucien se rend régulièrement au Tram 83 pour passer du temps, boire de la bière, écouter de la musique et se concerter avec Malingeau, son éditeur putatif. C'est par ailleurs le lieu où Requiem vient draguer et tester sa puissance de malfrat devant les "canetons", les filles-mères et autres femmes de joie qui écument le fameux bar. Et ainsi va l'intrigue, au fil des pages.

Il ne faut donc pas s'attendre à une fiction sécurisée qui nous présenterait, in fine, les tenants et les aboutissants d'une intrigue. En effet, le lecteur est confronté à un afflux d'historiettes esquissées, complétées, morcelées et constamment en exhibition. Cette intrigue éclatée fait défiler devant nous le kaléidoscope d'un monde déjanté et virevoltant, d'où se dressent, de temps à autre, des figures criantes de vérité, tels ces portraits nerveux de femmes, de "touristes à but lucratif", de mineurs, de musiciens et de serveuses de bars, pantins agités d'un monde en pleine déliquescence, selon les dires même du narrateur : "Ce pays est par terre, tout est à reconstruire : les routes, les écoles, les hôpitaux, la gare et même l'homme" (p. 47). Comment ne pas évoquer ici le Sony Labou Tansi de La vie et demie, avec presque les mêmes termes : "Le temps est par terre. Le ciel, la terre, les choses, tout. Complètement par terre" .

Ce roman-poème évolue donc par circonvolutions, pareil à une tache qui s'élargit, totalement porté par une écriture déchaînée, un style calé sur des énumérations interminables et des répétitions qui, peu à peu, installent au sein du texte une rythmique syncopée, pareille à celle du jazz, comme le suggère l'auteur lui-même .

Du jazz, comme de la musique en général, il en est constamment question dans le roman, car c'est "le seul levier dont se sert toute la racaille du Tram 83 pour changer de classe sociale comme on changerait de métro" (p. 19). Ainsi, la locution "vous avez l'heure ?", répétée de manière envoûtante à travers tout le texte, rappelle au lecteur qu'ici, tout est question de tempo, c'est-à-dire de temps et de rythme. Rythme d'une ville-spectacle qui ne dort jamais, rythme des corps déhanchés par le désir, rythme de phrases balancées par Lucien sur son calepin. Phrases hachées par toute sorte de coupures intempestives car, par-delà la Ville-Pays, la déliquescence frappe également au cœur même du texte, qui en sort catastrophé et halluciné, comme l'illustre fort bien l'angoisse de la page blanche qui torture Lucien : "les verbes lui glissaient des doigts. Les prépositions le guettaient et prenaient la tangente. Les propositions subordonnées criaient leur indépendance. Les adjectifs fronçaient les sourcils et prenaient les rails de l'oubli" (p. 111).

Cette plongée extraordinaire au cœur de l'écriture, dans les tréfonds où se construisent et se déconstruisent les mythes porteurs, ne peut qu'aboutir au questionnement du travail même de l'écrivain, en ce qu'il a de créateur, et en même temps d'illusoire, au sens où Jean-Paul Sartre disait que "la littérature ne peut pas guérir un enfant malade". Et le narrateur de s'interroger : "Jusqu'où va l'imaginaire d'un écrivain qui part des faits réels pour fabriquer un univers où se côtoient le faux et le vrai ? De quel droit triche-t-on avec la mémoire ?" (p. 82). Et à nous de répondre ceci : du droit, sans doute, que possède tout artiste véritable : celui d'inventer des univers en résonance symbolique avec le nôtre ; utopies fabuleuses qui ouvrent nos vies à la transcendance.

Fiston Nasser Mwanza Mujila est un écrivain et chercheur congolais, installé à Graz, en Autriche. Il s'est d'abord fait connaître par des recueils de poèmes, des nouvelles et des textes de théâtre. Avec cette première fiction romanesque, Mwanza Mujila fait une entrée remarquée dans la cour des noms réputés de la littérature africaine francophone. Les nombreuses traductions que connaît son texte, à peine sorti des presses, constituent un excellent indicateur de sa réception plus qu'honorable.