Chronique

Chronique littéraire de Julien Delmaire - source: CEC -

« I’m like a steeping razor

Don’t you watch my size

I’m dangerous, dangerous »

Peter TOSH, Steeping razor.

Makenzy Orcel, l’ange dynamiteur des lettres haïtiennes, est de retour avec l’Ombre animale, un roman dense et labyrinthique. L’Ombre animale est un livre dangereux, une lame de rasoir qui écorche le lecteur, l’abandonnant exsangue, perdu, à bout de souffle. La comparaison avec Peter Tosh, n’est pas fortuite, outre une ressemblance physique frappante, les deux hommes sont unis par une révolte taciturne qui assassine les clichés sur un monde caribéen ébloui de soleil et d’indolence. Get up, Stand up, dont give up the fight !

Makenzy Orcel, on s’en souvient, avait fait une entrée remarquée dans l’arène de la littérature française avec un premier roman, Les Immortelles, paru aux éditions Zulma en 2012. Ce récit court et poignant, offrait aux putains de Port-au-Prince, mortes sans sépulture dans les gravats du séisme, un linceul de mots tressés. Auparavant, l’auteur avait publié aux éditions Mémoire d’Encrier, Les Latrines, un roman coup de poing. L’Ombre animale prolonge cette veine radicale, avec l’ambition d’exploser le cadre romanesque pour que s’affirme le langage à nu, à cru, du poème.

       L’Ombre animale n’est pas un texte facile à défricher, plus proche des Chants de Maldoror que de L’Alchimiste, il exige du lecteur une véritable faculté d’abandon au langage. Le roman s’organise en deux parties. Le récit débute par les confidences d’une femme morte qui s’adresse à sa mère. Le décor est celui de la campagne haïtienne, un village pauvre, frappé de plein fouet par la fatalité. Les funérailles se succèdent, les cadavres s’empilent, l’obscurité gagne les cases et les cœurs.

Cette première partie s’inscrit dans la tradition du roman agreste haïtien dont l’archétype demeure le chef-d’œuvre de Jacques Roumain, Gouverneurs de la Rosée. Une galerie de personnages s’anime au milieu d’un théâtre d’ombres menaçantes et d’odeurs suspectes. Il y a d’abord la femme trépassée, dont la parole s’élève comme une incantation. Il y a Toi, la mère de la défunte, alter ego du lecteur et témoin privilégié du drame. A grands traits de fusain sur un papier froissé, apparaît le personnage de Makenzy, le père de famille, un homme brutal, esclave de sa violence qui exorcise son humiliation et son statut de dominé en terrorisant ses proches. Dans l’ombre se cache Orcel, le frère, mutique, traumatisé par les heurts du quotidien dont l’existence se termine dans une rafale de balles — comme s'achève la vie héroïque de Peter Tosh, le 11 septembre 1987, dans sa maison de Kingston. Il y a aussi l’Envoyé de Dieu, prêcheur charismatique, chrétien dévoyé, véritable gourou priapique. Citons encore l’Inconnu, sodomite patenté, hougan et arnaqueur, que les villageois assimilent à Diable-en-personne, une entité d’outre-monde, issue du panthéon vaudou haïtien. L’Ombre animale emprunte volontiers à l’ésotérisme, non pour donner au lecteur un gage exotique d’authenticité, mais parce que la mécanique du roman opère un aller-retour constant entre le rêve et l’éveil, le monde des vivants et le Pays sans chapeau — royaume de la mort.

La seconde partie du roman déserte la campagne pour s’aventure dans les ruelles crasseuses de la grande ville. Il s’agit probablement de Port-au-Prince, même si, plus que jamais, la géographie et la temporalité sont troublées par l’intrusion de l’onirisme. La cité ressemble à un vaste pandémonium, hanté de personnages noctambules, une faune où les apprentis littérateurs côtoient les pires marlous, où le verbe tue aussi sûrement qu’un coup de surin. Le livre prend des allures de roman noir, avec l’intervention d’un inspecteur de police patibulaire, dans une ambiance trouble qui rappelle le cycle de Harlem de Chester Himes, avec les inoubliables flics Ed Cercueil et Fossoyeur. Enfin, le roman trouve sa conclusion dans un poème, incandescent, intitulé Vers la Lumière.

«(…) mots

je n’ai que vos grandes gueules

vos imprudences

vos refus

vos hystériques instantanés…

 

quel maintenant

ne scintille que par

le vide velouté de la mort

 

le temps passe

avec ses loups

ses faux fous rires

ses camions chargés vers les villes » (p.334)

Ce qui est en jeu dans L’Ombre animale, ce sont le corps et la mémoire. Corps de haute intensité, en proie aux flux et aux reflux, se remémorant les brûlures et les caresses. Souvenirs puisés dans la nuit immémoriale. Psychanalyse de l’Être haïtien, avec ses pulsions, ses idéaux, ses non-dits. L’Ombre animale est une quête de dignité qui n’épargne pas au lecteur, les affres, les souillures, les infamies, qui font de l’humanité un tas de fumier autant qu’un champ de fleurs. L’écrivain accouche la réalité au prix d’une longue parturition poétique. Makenzy Orcel est une femme en lutte. Vous avez bien lu ce que j’ai écrit. L’auteur des Immortelles est un féministe qui dénonce avec rage les oppressions du patriarcat et prête sa voix à toutes les étoiles en devenir, désagrégées en plein ciel. « Je m’appelle Toi, comme ma mère, comme ma grand-mère, comme la grand-mère de ma grand-mère » (p.335)

Poète jusqu’au bout des nerfs, triturant la prose avec une volonté assumée de subversion langagière, Orcel ménage dans chaque paragraphe une trouvaille stylistique, une métaphore inédite. Certains jugeront ce livre ardu, confus, voire illisible. Ils auront parfaitement raison. L’Ombre animale ne se lit pas, il s’écoute, s’adresse à celles et ceux dont les oreilles sont capables d’entendre la voix claire des morts et le gémissement rauque des vivants. Les longues coordonnées que l’auteur déploie, sont rythmées par des virgules sonores, le fameux skank du reggae jamaïcain, à la fois souple et incisif. J’ignore si ce roman plein de bruits et de fureur trouvera le lectorat qu’il mérite, je sais juste qu’il confirme le talent d’un écrivain de première trempe, un guérillero de la syntaxe que la mort n’effraie pas.

Maintenant, excusez-moi, je retourne à mon sound system.

So there'll be no more

Police brutality

No more disrespect

For humanity

Peter TOSH, Bush Doctor.

Julien Delmaire. Décembre 2015.