Chronique: Mélodie pour une terre ceinte

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

Dès les premières pages de Terre ceinte, roman de Mohamed Mbougar Sarr, nous entrons dans le vif du sujet, nous assistons à une exécution publique d’une jeune femme de dix-huit ans, Aïda Gassama, et d’un jeune homme de vingt ans, Lamine Kanté, coupables, tous les deux, de s’être aimés jusqu’au plaisir charnel, alors qu’ils n’étaient pas même fiancés. C’est que la ville de Kalep, où avait eu lieu cette punition, en présence d’une foule en liesse, était tombée entre temps sous le contrôle d’une milice islamique sous l’autorité du capitaine Abdel Karim Konaté, lui-même obéissant aux ordres d’El Hadj Madjidh, Grand Cadi de la Fraternité, Juge Suprême du Tribunal islamique. Ici, dans Kalep donc, c’est contre l’impureté que le nouveau pouvoir, appliquant les lois du Coran, veut lutter, au point de tuer tous les chiens errant, animaux sataniques, pour brûler leurs cadavres.

Dès les premières pages, nous savons qu’il ne s’agit pas d’un sujet original, qu’au contraire, le livre s’inspire d’une actualité brûlante. Et nous n’avons pas l’impression que la langue soit neuve. « L’attente avait été longue, puis Abdel Karim était arrivé dans une voiture, suivi de ses hommes. C’était un géant. Il n’avait pas de turban comme ses compères : il avançait le visage découvert, et offrait un crâne chauve à l’intensité du soleil. Il regardait la foule qui, surexcitée, attendait qu’il parle. Il fit un grand geste de la main, et le silence fut complet. Sa voix puissante résonna dans toute la place. ‘‘Audhu billahi mina-Shaitan-nir-Rajeem (littéralement ‘‘Je me réfugie auprès d’Allah contre le démon lapidé’’). Par la volonté de Dieu, puissent mes paroles être pures et recouvertes de la lumière de la vérité et de la justice’’. » (p.12).

On remarque, à partir de cette entrée en scène du chef des islamistes, que la langue de Mbougar Sarr est assez classique, sobre. Et c’est justement grâce au choix d’une telle langue que l’auteur, assez jeune, 25 ans, parvient à construire une histoire touchante, où même les personnages secondaires ont une réelle force chaque fois que, peints dans leur existence individuelle, ils incarnent aussi le destin collectif et la tension sourde au sein des familles et dans la ville. Sans tomber dans un manichéisme naïf, Mohamed Mbougar Sarr trace cependant des lignes de démarcation qui nous permettent de mieux cerner la complexité des enjeux, des rapports de forces, des questionnements les plus intimes, des doutes, voire des certitudes pourtant fragiles. Mais surtout il réussit à peindre avec finesse chaque personnage, à entrer dans sa psychologie la plus profonde, et évite ainsi de faire par exemple de celui qui incarne le ‘‘méchant’’ un portrait caricatural qui l’éloignât de notre humanité. Non, du début jusqu’à la fin, même aux moments où, par devoir, il ordonne des sanctions cruelles, le capitaine Abdel Karim Konaté n’est réduit à cet affreux que nous aurions facilement haï. Ce n’est pas une brute.

Oui, il est humain quand il expose sa vision des choses, il est humain jusque dans sa manière de traquer ses adversaires. Il est surtout humain dans son trouble devant le regard de Ndey Joor, celle qui, en matière de cuisine, fut « la meilleure main » de Kalep, ce qui expliquait les interminables files devant son restaurant Çinn-gui, celle que, un jour qu’elle avait oublié son voile pour se montrer tête nue, des miliciens, contre la loi islamique au nom de laquelle ils prétendaient agir, fouettèrent jusqu’au sang en plein marché (ils seront punis par le capital Abdel Karim : chacun d’eux fut amputé d’une main, en public aussi). Ndey Joor Camara, née Sarr, était l’épouse du docteur Malamine Camara, qui, avec six amis, au sous-sol du Jambaar, le bar du vieux Badji, organisera la révolte contre les islamistes, en créant un journal, « Le Rambaaj », clandestinement distribué et lu.

D’un côté, ceux qui agissaient au nom du Livre saint, de l’autre, pour les affronter, ceux qui avaient foi en l’écriture militante. Le capitaine Abdel Kader, l’islamiste, et le docteur Malamine, le chef de file de ceux qui le combattaient, avaient comme un lien de chair et de sang, mais ils ne le savaient pas : Ismaïla, le fils du premier, qui s’était seul initié à un islam radical pour ensuite partir rejoindre le second dans le désert où, combattant au nom de Dieu, il perdra la vie. C’étaient ses yeux, à Ismaïla, que le chef des islamistes reconnaissait dans ceux de l’épouse de Malamine dont il ignorait qu’elle était la mère de ce jeune homme avec qui il avait noué une relation assez forte, ce jeune homme qui fut son préféré grâce à sa profonde connaissance du Coran.

Quand il comprit pourquoi les yeux de Ndey Joor le troublaient, le chef de la milice islamique nous introduit dans ses pensées, en se souvenant de celui qui avait les mêmes yeux, le fils, c’est-à-dire Ismaïla. Les pages que l’auteur nous offre en ce moment-là sont aussi belles et profondes que les lettres qu’échangeaient les deux mères du jeune homme et de la jeune femme exécutés pour crime de fornication. Mais, ces touchantes pages que nous devons aux pensées du capitaine Abdel Kader viennent juste avant l’affrontement entre bourreaux et révoltés, alors qu’allaient être exécutés en public deux des résistants qui avaient bravé le danger pour se remettre à distribuer sans la moindre précaution le journal dont les miliciens avaient recherché en vain les auteurs par des perquisitions dans quelques maisons dont celle de Malamine. La fin, cette sorte de mêlée sanglante, aurait pu apparaître alors comme une réconciliation paradoxale dans la vie et dans la mort. Hélas, l’épilogue qui nous dit qu’il y a un camp de vainqueurs…

Une chose est sûre : avec Terre ceinte, son premier roman, Mohamed Mbougar Sarr nous étonne par sa très grande maturité. On s’en rend aussi compte en l’écoutant exposer sa conception de la littérature. La profondeur de son propos, la justesse de ses analyses, la densité de son discours global permettent de penser que son avenir d’écrivain est déjà garanti. Il convainc facilement de sa capacité à se mettre à la hauteur de ses propres ambitions. Un écrivain est né pour notre bonheur.