Chronique

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

Généalogie d’une banalité, c’est une journée d’une émission de radio, de la chaîne nationale, une émission en différé, en fait quelque chose qui n’est pas « un direct tout à fait direct ». Et au cours de ce direct pas tout à fait direct, l’on entendra des voies, l’on écoutera « les aventures de ces inciviques d’Élisabethville qui n’ont pas arrêté de penser que ce pays c’est les cabinets de leur cousin, ou même le champ de maïs de leur grand-mère. (Ces aventures) vont êtres lues par notre consœur Sidonie Lutumba, Beauté Nationale, alias Black is Beautiful, alias Julia Roberts, alias Da Vinci Code. La lecture sans doute la plus longue de tous les temps, vu qu’elle va durer toute la journée, vous permettra de voyager à travers l’abomination du Bronx. N’ayez crainte, notre chaîne nationale a pris des précautions pour que personne n’ait la conscience citoyenne barbouillée. (En effet), pour des raisons de déontologie journalistique, quelques passages des notes, tout comme quelques extraits des appels téléphoniques n’ont pas été retenus pour la diffusion sur les ondes » (p. 9)

Avec une telle entrée en matière, le lecteur se doute qu’il entrera dans une atmosphère bien particulière. Et il a raison, le lecteur, il entendra des voix, la voix de Madame Maureen, qui nous parle de Kafka, un enseignant, poète un peu fou, rêvant aussi de fortune à partir de la richesse du sous-sol, grâce au cuivre, la voix de Belladone, fille « adoptée » par Kafka, celle du Cheminot, un homme dont le français approximatif crée une délicieuse rupture dans la narration, mais, aussi et surtout, on découvrira les notes d’un auteur inconnu.

Conçu comme à la fois comme des histoires de vie et comme un autopsie d’un quartier, en trois parties (« Le cash des Chinois », « Les dindons de la solitude », « Pour lire les nervures »), Généalogie d’une banalité, bien que l’auteur ait annoncé qu’il s’agira de notes lues par la consœur Beauté Nationale (avec des multiples alias), c’est la diffusion de propos recueillis, d’histoires enregistrées, car on « entend » la voix des auteurs des propos, des histoires, on les « entend », chacun avec son ton, on les entend tellement qu’au sujet du Cheminot, il y a eu nécessité d’avertir, à la page 73, que « cet homme massacre laborieusement la langue de Molière. Prière de ne retenir que l’idée de ses phrases et, surtout, de bien vouloir éloigner les enfants en scolarité, pendant qu’il témoigne préciser. »

Peu importe ! Lecture, ou diffusion, de témoignages, des notes, peu importe ! L’essentiel se trouve ailleurs, dans la langue magnifique utilisée par Sinzo Aanza pour nous introduire jusque dans l’intimité des couples, au cœur des tragédies individuelles, dans les rêves fracassés des uns, dans les illusions intactes des autres… S’agit-il du portrait intime d’un pays facilement identifiable ? Résumé ainsi, ce texte serait ramené à quelque chose qui, finalement, n’a aucune originalité, beaucoup de romans étant construits autour de ces thèmes généraux portés par des personnages squelettiques noyés dans des écritures tropicalisées à l’excès, à défaut d’une réelle créativité. Non, Généalogie d’une banalité, c’est plus que le portait d’un pays, c’est une plume plantée au cœur des existences réellement banales, donc denses et authentiques.

Accouchements, prostitution, sorcellerie, cruauté, maladie, mort, Chinois, hommes politiques, etc., le tout servi par un style ample, une langue riche, avec cependant des récurrences parfois irritantes, comme le mot biologie que tout le monde utilise pour parler du corps, qui revient presque à chaque page : « Il y avait une fille avec elle. Belle. En tout cas, le genre de femme qui ont tout sur leur biologie » (p. 70), « Ils prétendent que ça dure plus longtemps, la lame te débroussaille au moins vingt fois avant de commencer à caler dans la biologie sensible » (pp. 70-71), « Ma biologie s’est cognée contre les meubles » (p. 72), « La vue des gens était aussi rêche et douloureuse qu’une fumée, elle ne voyait pas les biologies qu’elle croisait sur sa route et qui défilaient comme des ombres » (p.105). On peut regretter aussi les trop nombreuses interruptions de narration par des commentaires, parfois longs, ou des considérations sur les passages supprimés pour des raisons de déontologie. Exemple : « Extraits supprimés pour lecture abusive de la situation sociale du pays et interprétation bancale et zigzagante des dispositions légales de l’État, comme les prérogatives du gouvernement » (p. 40).

Généalogie d’une banalité, ce n’est pas un roman que l’on résumerait aisément, et son intérêt ne se trouve pas dans la synthèse de toutes les histoires racontées, entendues, mais surtout dans les fils poétiques qui les relient les unes aux autres pour donner à apprécier une aventure littéraire très prometteuse. L’auteur Sinzo Aanza fait partie, comme Mwanza Mujila, de ces jeunes écrivains rd-congolais qui tirent des blessures de leur pays des esthétiques novatrices, parvenant ainsi à apporter des tonalités neuves au cœur des bruits du grand monde.