Chronique

Chronique de Sami Tchak - source: CEC -

Le match amoureux ! Ce titre en lui seul est un hymne à la littérature. Oui, ces deux mots accolés, match et amoureux, nous viennent du cœur de Florence Alexis, du cœur d’où elle a sorti sa préface-lettre à son père, pour l’édition dans la collection « L’Imaginaire » de Gallimard du grand roman de Jacques Stephen Alexis, L’espace d’un cillement. Anaïs Heluin en a fait tout un monde, car c’est de tout un monde qu’il s’agit, ce livre qu’elle nous propose, où certains lecteurs seront en pays connus, de l’Afrique (avec ses îles de l’Océan indiens) aux Caraïbes, à travers des noms, des titres. Ici, dans ces pages, il y a Chamoiseau, il y a Mia Couto, il y a Ananda Devi, il y a William Sassine et beaucoup d’autres. C’est important, les auteurs, c’est très important, leurs livres, mais c’est encore plus beau lorsque, s’emparant de leur univers, avec passion et lucidité, l’on rend un hommage critique à leurs univers tout en dévoilant quelque chose de soi dans la mesure où lire, lire réellement, c’est entrer en conversation, en partie, avec notre propre intériorité. C’est ce que fait Anaïs Heluin à partir de quelques questions simples au tout début de sa dense introduction de 27 pages : « Suis-je capable d’amour ? D’un amour absolu qui m’engage tout entier, qui relègue au second plan mes aspirations personnelles ? Ne serait-ce pas mettre en danger mon avenir professionnel, et même mon équilibre psychique ? » Répondre à ces questions, c’est, écrit l’auteur, « transmettre une passion comme on chuchote un mot d’amour à un inconnu, ou simplement comme on indique un chemin à un passant. Et parler du match amoureux en partant de l’histoire littéraire africaine (et caribéenne) autant que de moi, de mon amour. » (p. 37).

Le match amoureux d’Anaïs Heluin se joue, après l’introduction, en six grands chapitres, et à l’intérieur de chaque chapitre, plusieurs auteurs dont un titre est pris en charge selon l’angle de lecture choisi. Ces éléments méritent d’être énumérés ici, ils constituent comme la photo qui, sans forcément nous dire tout de la personne dont elle témoigne d’un instant, en dévoile d’emblée quelque chose d’essentiel. Le premier chapitre, intitulé « Amours avortés, première manche » nous mènera à : Anticorps de Fabienne Kanor, Mood indigo de Mamadou Mahmoud N’Dongo, Barroco tropical de José Eduardo Agua Lusa, Noirs néons de Jean-Marc Rosier et Les latrines de Makenzy Orcel. Le deuxième chapitre, « La poésie : ligue du match amoureux », nous conduira à : Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, Les écailles du ciel de Tierno Monenembo, Nour, 1947 de Jean-Luc Raharimanana, L’imposteur de Damon Galgut et Mingus Mood de William Memlouk. Avec le troisième chapitre, « Amours monstres », nous rencontrerons William Sassine, Mémoire d’une peau, Ananda Devi, La vie de Joséphin le fou, Libar Fofana, L’étrange rêve d’une femme inachevée, et Helen Oyeyemi, Le blanc va aux sorcières. « Amours et identités meurtrières », le quatrième chapitre, se compose de : Dinaw Mengestu, Les belles choses que porte le ciel, Wilfried N’Sonde, Fleur de béton, Amal Sewtohul, Made in Mauritius, Mia Couto, L’accordeur de silences, et Bessora, Cyr@no. « L’amour, moteur d’une révolution contre les stéréotypes », le cinquième chapitre, nous met en rapport avec : Blue Bay Palace de Natacha Appanah, Avale de Sefi Atta, Infidèles d’Abdellah Taïa, Amours et aventures de Sindbad le marin de Salim Bachi, et Babyface de Koffi Kwahule. Le dernier et sixième chapitre, « Après les tempêtes, le triomphe de l’amour », interroge Places des Fêtes de Sami Tchak, Rose déluge d’Edem Awumey, Vieux lézard d’Ousmane Diarra et La belle amour humaine de Lyonel Trouillot.

Avec une composition 5 + 5 + 4 + 5 + 5 + 4, nous avons vingt-huit auteurs (autant de sous-chapitres), dont un texte a fait l’objet d’une attention originale conformément à la problématique de l’auteur. La structure du livre, telle que dévoilée ici, donne au lecteur ayant une connaissance suffisante des littératures africaines et caribéennes une idée du voyage que constitue Le match amoureux, un voyage au grand large des pages et des styles divers, mais surtout dans les tourbillons intimes qui constituent le moteur de l’humanité, les passions amoureuses, les désirs charnels, avec ce qu’ils comportent d’insaisissable, de toujours nouveau au cœur des récurrences.

Ce livre n’aurait été qu’une somme de chroniques d’une critique littéraire habile s’il n’y avait eu l’écriture de l’auteur, belle, qui fait de tous les textes convoqués à la fois les lieux principaux de ses interrogations et la matière de sa création. On est pratiquement comme dans un roman d’amour dédié à des romans. Anaïs Heluin parvient à mettre en dialogue entre eux non seulement plusieurs textes de chaque auteur de son corpus, mais aussi et surtout les différents titres cités, créant comme une continuité aux multiples ruptures au cœur de thématiques, d’esthétiques et même d’ambitions diverses, variées, d’envergures forcément inégales.

Chaque livre que l’auteur a scruté est sur le plan littéraire bonifié par le regard attentif qui lui est accordé, l’élève donc au rang d’une œuvre à laquelle il n’est pas infligé le rappel de ses faiblesses, de ses insuffisantes, de ses incohérences. Il y a envers ces titres, de la part de l’auteur, l’élan amoureux d’une lectrice libre de ses choix et de ses goûts, mais aussi d’une « spécialiste » qui échappe aux contraintes des universitaires (sauf dans l’introduction, pas un recours forcé à des appareils critiques théoriques consacrés, juste le texte et ce qu’il est censé dire, les passerelles qu’il permet d’établir avec d’autres mondes dont l’auteur n’est pas forcément familier, encore moins héritier ou admirateur – exemple dans le sous-chapitre consacré à La vie de Joséphin le fou d’Ananda Devi où l’auteur fait un rapport avec les littératures québécoises) et (échappe) aussi à un travail purement journaliste : il s’agit d’une création (ou d’une recréation).

Le match amoureux est peut-être un pas de danse d’Anaïs Heluin avec des hommes comme Patrick Chamoiseau, des femmes comme Fabienne Kanor, un pas de danse sur un tempo assez personnel qui trace probablement les contours d’une ambition littéraire, d’une œuvre à venir. C’est le moins que l’on puisse souhaiter à l’auteur de ce livre, source d’un réel plaisir de lecture.