Chronique: Fiction des corps meurtris

Une chronique littéraire de Julien Delmaire - source: CEC


« Une fois vécue, l’histoire n’a pas besoin de certificat d’authenticité. Nos corps suffisent comme support de l’histoire. Il n’y a pas lieu de remettre en question le tremblement de l’autre. »

Haïti, le 12 janvier 2010. La terre est prise de spasmes criminels, le sol se dérobe sous les pieds des hommes, des bêtes ; l'espace d'un cillement, longitudes et latitudes s’abolissent. Dans le sillage macabre du séisme : trois cent mille corps broyés, rayés, annihilés, des quartiers réduits à l’état de gravats, des nuées de cris et des survivants hagards.

« Le palais de justice est à terre, baigne dans le sang anémié de ses briques. Dieu est mort avec ses créatures à quatre heures cinquante-cinq et des poussières. »  

Apocalypse, plaies d’Égypte, terreur de l’an Mil. Une catastrophe presque mythologique et cependant affreusement réelle.

« Partout, on peut voir des corps qui promènent leurs âmes en pleine  rue comme des ombres flottantes, des présences brumeuses, des êtres-là aux yeux vitreux, marchant de profil comme s’ils flanchaient au Moyen Âge. »

Parmi les rescapés se tient Bernard, « un homme désaccordé ». Bernard n’est pas son véritable nom, c’est le patronyme qu’il s’est choisi comme une seconde peau, une résurrection de contrebande. Bernard pleure face à l’œuvre du monstre, « le gourmand, le glouton goudougoudou ». À travers larmes, il voit débarquer dans sa ville, des cohortes d’ONG, harnachées de médicaments, de tentes en kit et de compassion sous cellophane. Haïti devient l’épicentre d’un autre séisme, médiatique celui-là, et se trouve submergé par une vague d’empathie internationale, non dénuée de calculs et de paternalisme. Amore, une jeune employée d’une ONG italienne, croise la route de Bernard, et ce dernier qualifié plaisamment « d’ermite » pour sa timidité qui confine à l’autisme, va trouver entre ses bras, ses lèvres, ses cuisses, bien plus que du réconfort, mais une raison de vivre et de témoigner. Les deux amants embarquent à bord de la compagnie aérienne « Ici-Bas Airlines » en direction de l’Italie. Bernard a des milliers de kilomètres de son île en miettes, reconstitue dans une série de flash-back hallucinés, les minutes qui firent vaciller son existence. Après une parenthèse à Rome, ville éternelle et « femme-fontaine », les deux amants retournent en Port-au-Prince, surnommé dans le texte « Pap ». Le temps passe mais n’efface rien. La vie s’entête à défier les ruines et trace dans la poussière d’étranges lignes de fuite.

Une chronique littéraire de bon aloi se doit de planter le décor, même lorsque ce dernier est effondré, de circonscrire le texte à un cadre, lui assigner un genre et, si possible, de trouver le fameux « pitch » dont raffolent les représentants de libraires et que les quatrièmes de couverture essayent tant bien que mal de retranscrire. Résumer Belle Merveille revient à tenter d’emprisonner l’hiver dans une boule de neige. Le roman fuit, s’enfuit, rebondit sans cesse, se grise de mots, délire, se délecte d’une langue indomptée et délivre avec une générosité sans borne des sensations, des réflexions philosophiques et géopolitiques, des métaphores à bout portant. Le livre de James Noël est une partition. La musique avant toute chose. Virtuosité des rimes en escadrilles, des allitérations sauvages et des assonances rebelles. « Que de têtes de pipes fument au firmament bien avant la première strophe de la plus crue, de la plus cruelle des catastrophes ! »

Belle merveille est une polyphonie, multipliant les sources sonores, entrecroisant les voix intérieures des survivants, captant entre les interstices du silence, bien après les stridences du désastre, les bruits blancs que seuls les morts sont habilités à percevoir. La musique et le rythme sont la matière même de ce roman qui défie les conventions narratives avec une jubilation rare.

« La ville a dégueulé toutes ses gammes, elle est secouée dans ses entrailles… sol la si do… Je n’avais pas de mots quand ça tremblait. Je recevais la mort en musicien. Je fredonnais. »

Belle Merveille est une cour des miracles littéraire, peuplée d’adjectifs en roue libre, de trouvailles stylistique et de pépites lexicales. Les images inédites virevoltent autour de nos yeux et nous incitent à les recopier ou mieux encore à les faire tourner en bouche et en boucle.

Mais il ne faudrait pas réduire le texte de James Noël à un exercice de virtuosité. À l’instar de ses recueils de poèmes, Les Poings Chauffés à blanc ou La Migration des Murs, son roman jette un regard lucide sur les lâchetés et les mascarades de notre temps. Aux failles sismiques répondent les faillites morales. La critique de la gestion de l’après-séisme par les ONG et la MINUSTAH[1] rejoint celle du film de Raoul Peck, Assistance mortelle.

« Pour la première fois dans l’Histoire, les ONG ont atteint le point G. Le grand hic, c’est que leur jouissance bruyante, dans ce grand bal macabre, est sur le point de réveiller toute la planète. »

« La pitié est dangereuse », écrivait Stefan Zweig. Pour James Noël ce n’est pas d’une commisération de circonstance dont le peuple Haïtien a besoin, mais d’une considération élémentaire, permanente, une place légitime dans le concert des nations.

Le seul texte que j’aurais envie de comparer à Belle Merveille serait celui de Dominique Batraville, un  auteur haïtien, publié en 2014, également aux éditions Zulma. Dans son roman post-apocalyptique, L’Ange de Charbon, Batraville avait également recours à la spirale des mots et des cris, appelant la folie en aide tandis que la raison semblait avoir déserté le monde. Les invectives mystiques dignes de Léon Bloy et les références bibliques de Batraville se transforment dans Belle Merveille en une poussée de libido ravageuse et salvatrice. Évangile de la chair, prose séminale, le roman de James Noël regorge de passages d’une pornographie souveraine. Tout est érotisé, les paroles, les corps, les rues.

« Rares sont les villes chaudes qui procèdent à s’offrir de cette manière, rares sont les villes chaudes en robe d’été, à s’offrir en toute transparence, dans une grande explosion de jets d’eau et de fontaines. »

Pour Bernard et Amore, le sexe est un mode d’être au monde et le désir un manuel de survie. Serge Gainsbourg chantait « l’amour physique est sans issue », et James Noël, a contrario, affirme qu’après la catastrophe, la sexualité peut se muer en suprême catharsis.

Belle Merveille n’est jamais manichéen, épinglant avec la même verve l’indécence des grands trusts capitalistes et la mesquinerie des quidams du coin de la rue. Le tour de force du roman réside dans sa force de témoignage. Les minutes du séisme sont restituées par des dizaines de voix différentes, avec des réactions diverses et des conclusions variées, sans hiérarchie, sans jamais « contester la fiction de l’autre ». James Noël à la manière d’un poète-reporter fait œuvre testimoniale, à la pointe du crayon, loin des mises en scène grandiloquentes et obscènes de ceux qui zooment sans vergogne sur des charniers.

James Noël est un  artiste de plein soleil et de pleine maturité et comme il l’écrit magnifiquement : « Les artistes par temps de drame deviennent à leurs défendant des urgentistes de l’aurore. Des secouristes de la vérité. »

[1] La Mission des Nations Unis pour la stabilisation en Haïti, en abrégé MINUSTAH, a été opérationnelle sur le sol haïtien de 2004 à octobre 2017. L’ONU a officiellement reconnu sa responsabilité pour la diffusion de l’épidémie de choléra en Haïti par les Casques Bleus, en 2010. Cette épidémie a fait entre 8 000 et 10 000 victimes.