Chronique

Chronique littéraire de Annie Ferret - source CEC -

La trame des Enfants du Brésil, qui a paru en coédition au Togo et en Côte d’Ivoire, est tissée de l’histoire de la traite. Entre le XVème et le XVIIIème siècle, les bateaux négriers ont tracé sur l’Océan Atlantique une narration en forme de triangle. Dans Esclaves, son avant-dernier roman paru chez JC Lattès en 2009, Kangni Alem faisait déjà entendre des noms de lieux et de villes liés à cette histoire : Gold Coast, Rio, Bahia, Arendal en Norvège, Bermudes, Cap Vert… Ils résonnent de nouveau en écho dans ces pages et ont le mérite de faire bifurquer l’écriture officielle de l’histoire vers un récit réapproprié par les descendants de ceux qui l’ont vécue au plus près. Il y a en tout cas quelque chose de cette envergure dans les Enfants du Brésil… Quelque chose pour dire aussi que couleurs et métissages, tout est affaire de peaux, de parentés dissimulées ou niées, de bâtardise comme malchance ou source de grande promesse. Les épaves des navires identifiés ou inconnus échoués dans les bas-fonds atlantiques jalonnent le roman. Le James Matthew, le Henrietta Marie, le Fredensgborg, la froide dépouille de Saint-Quay Portrieux, celle du Loup Garou, du Manilla Wreck, du Pen Azen, comme autant de lieux de mémoire et de fictions…

Au moment où s’ouvre ce roman à la première personne, Candinho Santana, le narrateur dans lequel on reconnaît le typique habitant de TiBrava des romans de Kangni Alem, sillonne et explore les mers du globe depuis de nombreuses années. Il est tour à tour plongeur, aventurier et conférencier mandaté par l’Unesco pour accompagner une exposition « sur les cinq continents ». En marge de ses conférences, dans des instants de vie bien plus intenses que le jeu factice des questions-réponses auquel il se livre de bonne grâce, il retrouve les antiques places des marchés aux esclaves et la maison des maîtres et reconstitue ainsi le passé colonial. Au cours de ce même voyage, il fait la connaissance de sa future épouse. C’est ainsi que se construit une double intrigue, historique et sentimentale, dans une langue alerte et vive, faite de fulgurances ou d’échos en forme d’hommage à Rachid Boudjedra (ah, la Prise de Gibraltar et son héros au métabolisme malade, « bouffeur de gelati et de macaroni » !), mais aussi de passages plus légers où le narrateur parfois s’enfonce dans la banalité de la vie, promenades touristiques à Bahia, soirée dansante à Rio, flirt avorté avec Paula, la directrice du Banco do Brasil, à l’initiative de laquelle s’est tenue dès les premières pages la conférence inaugurale prononcée par Santana.

On peut de fait lire les Enfants du Brésil de différentes manières : soit comme un récit unique, avec sa part d’exotisme et de dépaysement, histoire d’amour et d’aventure, soit comme la suite ou l’ « épilogue » heureux (comme le narrateur l’appelle lui-même) d’Esclaves et voir ainsi dans ce roman la pointe d’une fresque historique de plus large ampleur. Il y a donc deux histoires, deux temporalités et, comme toujours, plus d’une manière de les raconter : au premier plan, les pérégrinations de Santana adulte en terre du Brésil et, en arrière-fond, des retours en arrière vertigineux où Santana enfant fait son apprentissage dans les rues de TiBrava et grandit à l’ombre de l’amour de sa grand-mère, Ma Carnelia, et dans le compagnonnage de Djibril. Celui qui est peut-être le seul ami de Santana a des racines qui s’étendent d’un bord à l’autre de l’Atlantique. Alors, quand ses pas le mènent jusqu’au Brésil, le narrateur sait déjà qu’il marche aussi dans les récits d’une certaine enfance retrouvée et dans les traces de la généalogie de son ami. Des souvenirs perdus de leurs deux vies remontent à la surface. On ne les dira pas tous ici pour ne pas déflorer la lecture, mais il faut évoquer celui de leur rencontre qui a lieu dans un défi, une rivalité, un combat promis au corps-à-corps sans merci dans l’épreuve qu’ils appellent le « désert », c’est-à-dire un vaste champ clos rôti par le soleil, où l’on se bat pieds et torse nus et où l’on tombe dans la morsure brûlante du sable incandescent, et forcément aussi celui de l’homme providentiel qui, au dernier moment, retient les deux enfants et suspend la bagarre. Cet homme s’appelle Velazquez, c’est un étrange habitant dont personne ne semble connaître le passé ni d’où il sort, et qui se préoccupe curieusement de la famille du narrateur, et singulièrement de sa grand-mère… À ses côtés, petits garçons, adolescents, jeunes gens, Santana et Djibril vivent une sorte de longue initiation qui est aussi une remontée des temps.

Le point commun entre les rues sales de la ville natale, TiBrava, et les places brésiliennes qu’on arpente avec leurs débarcadères et leurs marchés d’esclaves, outre le soleil étourdissant, ce sont les carnavals qui s’y dansent. D’un continent à l’autre, ils changent de nom et s’appellent tantôt fête de Bonfim, tantôt bouriyan ou candomblé, mais ils jouent dans l’économie du roman le rôle symbolique de rituels de passage. Il faut effleurer encore cette histoire-là, juste l’effleurer, parce qu’elle recouvre tout le reste, la véritable histoire de Ma Carnelia, surgie une après-midi dans l’enfance de Candinho. Alors que sa grand-mère a accepté de l’accompagner pour assister à la fête, elle est prise d’un soudain malaise grâce auquel le narrateur comprend enfin qui est Velazquez et qui sont les personnages sur scène et surtout l’étrange créature décrite dans quelques-unes des plus belles pages du livre, dont « aujourd’hui encore, petite, on raconte qu’elle avait sur le corps des signes d’un autre monde. Quand ils l’ont lapidée, ils ont dévoilé le corps. Elle n’avait ni stigmates arc-en-ciel sur le corps, ni queue de sirène fichée entre ses fesses. Au lendemain de notre rencontre, ils sont tombés sur elle ramassant des coquillages sous le pont Nachtigal. Les premiers ont ameuté les seconds qui ont ameuté la ville » (p. 174).

Les danses aux allures folkloriques disent beaucoup plus qu’un débridement des corps et des esprits. Elles se tiennent elles aussi la main d’une rive à l’autre de l’océan pour dire l’appartenance à un même peuple, appartenance brouillée et conflictuelle dont l’évidence même est un problème. C’est peut-être parce qu’ils se savent si éloignés et si proches à la fois que les noirs brésiliens et leurs descendants de TiBrava ne peuvent pas frayer ensemble, mais la fiction leur propose une réconciliation finale dans un happy end qui remet au centre l’intrigue sentimentale : du Brésil, Candinho, on l’a dit, est en effet rentré avec Dalva, fraîchement épousée à Rio, qu’il présente aussitôt à son immortelle grand-mère et qu’il s’empresse surtout de mettre enceinte, de sorte que les sangs se trouvent mêlés comme à l’origine et prêts de nouveau à bâtir.

Et s’il faut exprimer un regret sur l’enfant à naître et la suite à venir, c’est qu’on aimerait s’immerger parfois, comme Santana, plus au fond de certains personnages et en sentir les contours fermes sous les doigts. On aimerait aussi d’autres tours de danse, portés par une langue endurante qui, d’un bout à l’autre, pourrait faire chanter le narrateur et réciter comme il le fait de temps en temps :

« Ce soir, peu importe vraiment qui sera élu, j’étais moi aussi devenu, l’instant d’une danse endiablée, roi d’Afrique et prince du maracatù. Oui,
Le vieux nègre est arrivé
Couvert de boue
Il a dormi sans lit
Parce qu’il est venu avec la marée
Le vieux nègre a pris un bain
S’est parfumé et a appelé la vieille négresse
Pour danser l’Afoxé
Il a mis sa chemise rouge
Et un foulard jauni au cou
Pour lui les problèmes sont des bêtises
Qu’il a délaissées dans la marée
Et maintenant le vieux nègre veut seulement danser
Il veut danser pour avoir
Le cœur en paix. » (p. 102-103)

La question qui se pose, alors qu’on referme les Enfants du Brésil, c’est peut-être moins celle du devenir de Santana que celle de ce qu’aurait pu être Velazquez, personnage enfoncé dans les ombres du passé et dont on se demande finalement s’il n’aurait pas dû occuper un peu plus de place : père de substitution pour le narrateur, ou même plus important que le père, comme sa position d’oncle pourrait le suggérer dans la tradition africaine, ancêtre « fondamental », pour ne pas dire « nègre fondamental », porteur des valeurs et des contradictions de sa race et posant la question, après la plongée en eau profonde, du retour à la surface comme une projection dans l’avenir ou peut-être, pour l’auteur Kangni Alem, dans un troisième roman brésilien ?