Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC -

Silence du chœur relate les tribulations d’une septantaine de migrants débarqués en Sicile en provenance de la Lybie, et redirigés sur la petite ville d’Altino pour attendre les décisions de la Grande Commission en charge du statut des réfugiés.

Ces primo-arrivants sont pris en charge par l’association Santa Marta présidée par Sabrina, et dont les quelques membres (le docteur Pessoto, la sœur Maria, les jeunes femmes Carla et Lucia ainsi que les jeunes gens Gianni et Jogoy, un ancien Ragazzi (réfugié) devenu interprète pour le compte de l’association).

L’arrivée régulière des Ragazzi sur les plages et dans les villes siciliennes a poussé la société de l’île vers une structuration de plus en plus manichéenne : d’un côté les réfugiés et ceux qui leur viennent en aide ; de l’autre, tous ceux qui ne voulaient pas voir échouer chez eux « toute la misère du monde ». Les vociférations de ces derniers sont on ne peut plus claires : « détrousseurs ! On vous troussera ! Nègres ! Je vous chasserai ! On est chez nous ! Boxeurs ! On est chez nous ! Orangs-Outans ! Hommes de cales ! On est chez nous ! » (p. 56).

L’auteur se plaît à revenir sur cette structuration, montrant à quel point elle mettait à mal des notions telles l’humain ou l’humanité : « Ragazzi et Siciliens n’étaient pas les mêmes. Entre eux, n’éclataient d’abord, béantes, que les différences. Différences des corps et de ce qu’ils disaient, des visages et de ce qu’ils exprimaient, des attentes et de ce qu’elles cachaient, des passés et de ce qu’ils recouvraient. (…) Tous étaient hommes et désiraient vivre ».

Ainsi, face à l’œuvre humanitaire de l’association Santa-Marta se dresse la haine farouche du politicien Maurizio Mangialepre et de ses affidés d’extrême droite. Maurizio fut la compagne de Sabrina, avec qui il présidait aux destinées de Santa Marta. Mais sa jalousie maladive et son intransigeance ont fini par avoir raison de l’amour que lui portait la jeune femme. Lorsque celle-ci s’éprit d’Hampate, un jeune ragazzi, sa jalousie devint meurtrière car il écrasa Hampate avec sa camionnette, sous les yeux de Sabrina, alors que celui-ci venait juste d’obtenir les fameux papiers de réfugié… Des histoires d’amours tourmentées, le texte en fourmille : il y a notamment celle de Jogoy et Carla, ou encore celle de Fousseyni (un autre ragazzi) et la jeune Lucia…

Tous les éléments de la tragédie sont désormais en place. Les réfugiés, logés dans les appartements de la petite ville, dans l’attente que la Commission statue sur leur sort, doivent faire régulièrement face aux provocations sournoises et incessantes de la bande à Maurizio. Jusqu’à ce fameux soir où l’équipe des ragazzis remporte un match régional âprement disputé. La fête organisée à la Tavola, taverne tenue par madame Filippa dégénère en affrontements meurtriers entre les gros bras de Maurizio et l’association, en ce compris les ragazzis. Le bilan est désastreux : six morts et des nombreux blessés. L’Association Santa Marta est décapitée, avec la disparition de Sabrina, violée et assassinée…

Ce désastre ne calme pas la haine. Bien au contraire : les ultras d’Altino et d’ailleurs s’ameutent et se rassemblent pour l’affrontement final avec les ragazzis menés par Salomon, leur leader. Au jour J, c’est la déflagration générale, noyée dans le nuage sulfureux de l’Etna, subitement réveillé et en pleine colère. Pendant que les uns fuient devant la larve, d’autres se livrent au combat ultime, avec la mort en prime. Bientôt, leurs corps suppliciés disparaissent sous les cendres du volcan déchaîné.

Mohamed Mbougar Sarr est un romancier sénégalais né à Djourbel en 1990. Après des études à l’école des Hautes Etudes en sciences sociales à Paris, il publie un premier roman, Terre ceinte (Présence africaine, 2014) qui connaît un succès immédiat, avec de nombreux prix à la clé, dont celui d’Ahmadou Kourouma en 2015. Il faut dire qu’il aborde un sujet délicat, mais d’une brûlante actualité : celui de la radicalisation et du djihadisme.

Silence du chœur est un récit bâti comme un opéra avec sa scène, la petite bourgade d’Altino, ses acteurs principaux que sont l’association Santa Marta, les représentants des ragazzis et ceux de l’extrême droite, ses chœurs que sont les ragazzis et les habitants du village, sans oublier la fameuse « langue de pierre » (p. 311) que figure l’éruption de l’Etna.

La narration torrentueuse mise en place par l’auteur épouse parfaitement ce rythme puissant qui pousse les événements vers leur acmé. Les perspectives narratives se relaient et s’entrechoquent : c’est le carnet de Jogoy qui relate tous les chemins d’exils et de mort que tentent de suivre les migrants pour atteindre l’Europe, y compris les horreurs subies en Lybie. C’est le docteur Pessoto, de l’Association Santa Marta qui donne son point de vue sur les événements. C’est Matteo Falconi, le commandant de la gendarmerie d’Altino qui tente de bâtir un récit cohérent de la tragédie à partir des bribes éparses glanées çà et là à travers divers témoignages, sans parler du récit bouleversant de Sabrina, ancienne compagne de Maurizio Mangialepre…

Au-delà de cette luxuriance narrative, notons encore plusieurs genres de textes, tels la chanson, la poésie, le journal et les nombreux dialogues en alternance avec d’amples descriptions. Cette surabondance langagière est dominée par la voix grondante de l’Etna, ainsi que l’auteur le montre dans ce final rutilant : « Les voix des hommes s’étaient élevées dans le désordre, mais ensemble, pour exprimer une part de leur condition. Puis, elles s’étaient toutes éteintes, les unes après les autres, fatiguées et déchirées. L’ultime chant ne leur appartenait pas. Il revenait à l’Etna. Elle l’avait lancé, seule. Puis le chœur d’Altino avait fait silence ».