Chronique - Par delà la vie et la mort, Frère d'âme

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

Le roman de David Diop, Frère d’âme, aurait pu n’être qu’un de plus sur la Grande Guerre, du moins l’avais-je crains lorsque j’avais lu, en ligne, le résumé sur la 4e de couverture. Maintenant que j’ai lu, je me réjouis de n’être pas, à partir d’un a priori négatif, passé à côté d’un des plus sublimes chants sur l’amitié surtout, un chant qui, jailli des entrailles de la terre, des entrailles humaines, de la grande Nuit, du village natal au Sénégal, de la famille, de l’amour…, nous emporte dans son rythme, dans sa mélodie, nous ouvre la porte d’une âme qui nous est extérieure mais nous ramène à nous-mêmes, profondément à nous-mêmes, à la complexité humaine, à notre propre complexité humaine, au jour et à la nuit de notre intériorité.

Oui, l’auteur nous conte une histoire, celle de deux hommes qui, à partir de leur adolescence, étaient devenus, dans leur village, Gandiol, au Sénégal, plus que des frères, l’un d’eux, Mademba Diop, ayant demandé à sa mère d’adopter l’autre, Alfa Ndiaye, lorsque la mère de ce dernier s’en était allée à la recherche de sa propre famille, une famille peule. L’auteur nous conte une histoire, celle de deux hommes, Mademba Diop et Alfa Ndiaye, par la bouche d’Alfa Ndiaye, lui grand, fort, lutteur, beau, le premier pas beau, pas grand, pas fort. L’auteur nous conte une histoire, celle de deux hommes dont l’un, Mademba Diop, a pour totem le paon ou la grue couronnée, et l’autre, Alfa Nidiaye, totem lion.

Ces deux hommes, Mademba Diop et Alfa Ndiaye, ces plus que frères, liés aussi par une parenté à plaisanterie, vont partir en France pour participer à la Grande Guerre, Mademba Diop, qui récitait par cœur, à douze ans tout le coran, qui a acquis ensuite de l’instruction à l’école coloniale, y trouvait une bonne occasion d’évasion, de découverte du monde, lui qui voulait quitter son village, Alfa Ndiaye, n’ayant appris à lire ni à écrire en français, ne maîtrisant pas non plus le coran comme son plus que frère, avait un corps de lutteur, de la force, mais partir à la guerre n’était pas son rêve, cependant, son plus que frère, qu’il avait aidé à devenir un peu plus fort, qui, de grue était devenu, à force d’exercice, une grosse perdrix, avait réussi à se faire engager après deux tentatives, et ce frère, ce frère Mademba Diop, Alfa Ndiaye partira avec lui.

Lorsque ces deux plus que frères entrent en scène dans le roman, la guerre a déjà fait des dégâts et nous les retrouvons affrontant à deux les derniers moments de l’un d’entre eux. En effet, l’un d’eux, l’un des deux plus que frères, Mademba Diop, a été éventré par un soldat ennemi, le roman s’ouvre sur son cheminement vers la mort, avec l’impuissante assistance d’Alfa Ndiaye, qui n’exauce pas son dernier vœu, celui d’être égorgé comme un bélier sacré, car, Alfa Ndiaye n’écoutait alors que la voix du devoir, il n’avait pas encore commencé à penser par lui-même. « Par la vérité de Dieu, j’ai laissé Mademba pleurer comme un petit enfant, la troisième fois qu’il me suppliait de l’achever, faisant sous lui, la main droite tâtonnant la terre pour rassembler ses boyaux éparpillés, gluants comme des couleuvres d’eau douce. Il m’a dit : ‘‘Par la grâce de Dieu et par celle de notre grand marabout, si tu es mon frère, Alfa, si tu es vraiment celui que je pense, égorge-moi comme un mouton de sacrifice, ne laisse pas le museau de la mort dévorer mon corps ! Ne m’abandonne pas à toute cette saleté. Alfa Ndiaye… Alfa… je t’en supplie… égorge-moi !’’ Mais, justement parce qu’il m’a parlé de notre grand marabout, justement, pour ne pas contrevenir aux lois humaines, aux lois de nos ancêtres, je n’ai pas été humain et j’ai laissé Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance, mourir les yeux pleins de larmes, la main tremblante, occupée à chercher dans la boue du champ de bataille ses entrailles pour les ramener dans son ventre ouvert » (pp. 13-14). Alfa Ndiaye n’avait pas égorgé son ami d’enfance, son plus que frère, car il n’avait écouté que la voix du devoir. S’il avait pensé par lui-même, il aurait égorgé son ami d’enfance, son plus que frère. Et quand il avait commencé à penser par lui-même, « j’ai su, j’ai compris trop tard ce que j’aurais dû faire quand tu me le demandais les yeux secs, comme on demande un service à son ami d’enfance, comme un dû, sans cérémonie, gentiment. Pardon » (p. 17).

C’est ce plus que frère, mort les entrailles dehors, que le survivant des deux, Alfa Ndiaye, va ressusciter des tranchées au village natal, c’est leur lien plus que de frères qu’il va nous offrir à vivre. Il a eu de la chance, Alfa Ndiaye, vraiment de la chance, par la vérité de Dieu : c’est un écrivain-artiste, David Diop, qui nous le recrée, qui nous le sort de son anonymat pour en faire un personnage d’une exceptionnelle épaisseur, d’une grande profondeur, en un personnage qui parvient à un degré si élevé de poésie quand il nous parle. Il a eu de la chance, Alfa Ndiaye, le plus que frère de Mademba Diop, que ce soit un Diop, David, qui a eu la géniale idée de nous l’offrir, et ce Diop, David, par la vérité de Dieu, sait aller dans les fêlures de la terre et des humains pour dire les ombres et les lumières, pour nous enchanter. Surtout, ce Diop, David, est un écrivain, un vrai. Il lui en fallait un, un vrai écrivain, à Alfa Ndiaye, pour que sa voix portât aussi profond et loin, qu’elle nous enchantât de cette façon, en des phrases dont on perçoit la musique, qui puisent peut-être dans la rythmique d’une langue sénégalaise, comme l’ont écrit certains critiques, mais qui font aussi penser, par les répétitions, à un Thomas Bernhard, par exemple. Alfa Ndiaye a eu de la chance, ou le pouvoir d’habiter David Diop, ou, plutôt c’est Mademba Diop, le mort, qui a pris possession de Diop. Mademba Diop, qu’Alfa Ndiaye a ensuite passé une partie de son temps en pleine guerre à venger, s’en allant s’emparer d’un ennemi à chaque expédition, pour ensuite l’éventrer, comme Mademba l’avait été, et lui couper la main, il en coupera huit, mais n’en gardera que sept, son ami blanc Jean-Baptiste lui en ayant volé une, la première, qu’il n’aimait d’ailleurs pas. « Il a volé ma première main et je l'ai laissé faire, parce qu'elle commençait à pourrir et à attirer les rats. Je n'ai jamais aimé la première main, elle n'était pas belle. Elle avait sur le dos de longs poils roux et je l'avais mal tranchée, je l'avais mal séparée du bras parce que je n'avais pas encore l'habitude » (page 66).

Ces mains qu’il ramenait ont d’abord amusé les camarades, Africains et Français, mais à partir de la quatrième, c’était sa propre personnalité qui commença à les inquiéter. À la huitième, tous ont acquis la certitude qu’Alfa Ndiaye est un sorcier, un mangeur d’âmes humaines, ou, au moins un fou, ce qui lui vaudra d’être éloigné par le capitaine Armand du champ de bataille entre les « ennemis aux yeux bleus jumeaux », c’est-à-dire les Allemands et les Français.

Et c’est mis à l’écart, confié maintenant au docteur François, avec qui il s’exprime par des dessins, lui qui ne parlait pas le français, qu’Alfa Ndiaye va nous faire entrer, au Sénégal, dans son enfance, dans son adolescence, dans sa jeunesse, dans la vie de ses parents, de son ami Mademba Diop. Chaque dessin qu’il réalisait constituait une clé pour ouvrir la porte d’une dimension importante de son passé. Ainsi, c’est après avoir dessiné Mademba Diop que nous saurons tout sur la riche relation d’amitié et de fraternité entre le soldat mort et lui. « Le deuxième dessin que j’ai fait au docteur François, ça a été le portrait de Mademba, mon ami, mon plus que frère. Ce dessin-là a été moins beau. Non parce que je l’ai moins réussi, mais parce que Mademba était vilain. Je le pense encore, même si ce n’est pas tout à fait vrai, parce que, malgré la mort qui nous sépare, la parenté à plaisanterie existe toujours entre nous deux. Mais si Mademba n’était pas aussi beau que moi à l’extérieur, à l’intérieur il l’était plus », p. 131.

Alfa Ndiaye et Mademba Diop sont plus frères, ce sont des frères d’âme. Et comme frères d’âme, il arrive un moment où l’on ne sait plus qui est qui, le mort, Mademba Diop, comme si, décidément dans l’esprit des Diop, les morts ne sont pas morts (célèbre poème de Birago Diop), prend possession du corps d’Alfa Diop, pour se remettre à vivre, dans une phase de schizophrénie, de folie, la vie terrestre, jusque dans la chair d’une femme. Du sang encore cette fois-ci… « Par la vérité de Dieu, j’ai plongé en elle comme on plonge dans le courant puissant d’un fleuve que l’on veut traverser d’une nage furieuse. Par la vérité de Dieu, je lui ai donné des coups de reins à l’éventrer. Par la vérité de Dieu, j’ai senti tout à coup dans ma bouche le goût du sang. Par la vérité de Dieu, je n’ai pas compris pourquoi », p. 162.

Que dire de plus, sinon recommander vivement la lecture de Frère d’âme de David Diop, Le Seuil, 2018, 175 pages, 17€ !