Chronique - Une fragile lumière dans la nuit

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

Le livre d’Amray, le dernier roman de Yahia Belaskri, c’est bien Le livre d’Amray, car c’est lui, Amray, qui incarne le rêve de dignité, la résolution d’être homme, face à ce qui détruit la dignité, broie l’homme. Amray n’est pas juste l’enfant, puis l’adolescent, puis l’homme né de parents modestes, honnêtes, celui qui ne verra pas mourir les siens, qui n’assistera pas à leur enterrement, celui qui ne verra ni naître ni mourir sa propre fille. Amray, ce n’est pas seulement l’homme dont le père avait fait les deux grandes Guerres dans les rangs français, ce n’est pas seulement celui qui vivra lui-même la guerre, qui connaîtra une expérience militaire, qui affrontera des ennemis invisibles, qui subira de brutales séparations douloureuses quand nombre de ses amis seront forcés de quitter le pays qu’ils croyaient jusqu’alors être le leur. Amray, qui verra des brutes déshonorer son épouse et provoquer sa mort, qui sera lui-même passé sous les roues de la barbarie jusqu’à la blessure de son esprit, Amray, ce n’est pas juste tout cela, car c’est d’abord l’homme qui, avant de naître, était déjà âgé de plusieurs siècles : « Je suis Amray, l’amoureux, fils d’Augustin et de la Kahina, enfant des séismes et des obscurs hivers. Oui, c’est moi Amray, l’enfant des montagnes et des Hauts Plateaux, de la mer du milieu qui borde les terres de mes ancêtres » (pp. 10-11). Et cet enfant né d’une vieille mémoire en devient le gardien, contre toutes les bourrasques qu’il devra affronter à mains nues. Il le dit, il le dit assez rapidement, avant même qu’on ne découvre les tourments qu’il endurera sur son chemin, dans sa quête d’être et de demeurer lui, il dit que « je ne vous céderai rien de ce qui m’appartient, de ce qui me fut transmis par mes ancêtres. Vous les avez vaincus, enfouis dans les gouffres, jetés aux oubliettes. J’interrogerai leurs ossements, qu’ils content leur récit et dévoilent vos méfaits. Je ne vous céderai rien non plus de la découverte du monde, ses attraits comme ses atours. Vous m’avez cru mort, je suis vivant. Vous avez sous-estimé l’amour car il vous est inconnu. Vous ne connaissez que brutalité et cruauté. Ma joie est là car tout se sait et votre félonie a été éventrée. Je suis Amray, amoureux du monde et de ses mystères » (p. 11).

Tout le roman va ensuite nous montrer Amray, par sa propre voix, par la voix de son ami Anzar…, en train de devenir, d’être, celui qu’il nous a déjà dit qu’il était, est et sera, l’amoureux qui ne cède rien à ce qui tue l’amour, l’homme qui ne trahit dans aucune circonstance la noblesse des ancêtres dont il est le fils, Augustin (Saint-Augustin), la Kahina, Abd el-Kader (l’émir Abd el-Kader). Et pour nous faire vivre intensément Amray, l’auteur use de tous les registres. En effet, Le livre d'Amray, c'est un roman, parce qu'il y a du roman là-dedans. Le livre d'Amray, c'est du récit, parce qu'il y a du récit là-dedans. Le livre d'Amray, c'est un regard de journaliste, parce qu'il y a du journalisme là-dedans. Le livre d'Amray, c'est un témoignage, le témoignage d'une expérience singulière, parce qu'il y a du témoignage là-dedans. Le livre d'Amray, c'est de la poésie, parce qu'il y a de la poésie là-dedans.

Mais Le livre d'Amray c'est surtout un chant à la fois douloureux et lumineux qu'entonne une âme digne, Amray, au coeur d'un pays où même les héros ont fini par perdre de leur splendeur, où les rêves ont fini par s'en aller, volés ou assassinés, où ne règnent plus que le cynisme et la barbarie de ceux qui ont fait de Dieu l'alibi des ténèbres qu'ils sèment, des ténèbres devenues le linceul de l'amour, de la dignité, des ténèbres si épaisses, si lourdes qu'elles étouffent et broient. Nous entendons et voyons Amray, au cœur de cette Nuit, Amray dont dont la mère a vécu dignement en épouse acceptant son destin, une mère dont l'amour était allé, en particulier, pour ne pas dire exclusivement, à son Amray, Amray, l'homme qui a aimé, qui n'a pas cessé d'aimer Octavia, qui l'aimera jusque dans sa folie, au moment où tout s'est effondré autour de lui et qu'il ne vivait plus que dans sa tête, dans ses délires, dirait-on, délires constituant comme des remparts, ses remparts contre le réel inhabitable, Amray qui, alors que tout s'est effondré, continue d'évoquer le poète, de semer ses mots dans le noir, sans oreilles qui en soient encore dignes, pas même les oreilles de son ami, de son grand ami, Anzar, Anzar qui n'a pas perdu son âme, mais qui a renoncé au rêve, qui s'est résigné. Le poète, cela pourrait être Rûmî (Djalāl ad-Dīn Muḥammad Balkhi), mystique persan du 13e siècle dont on entend aussi la voix, mais, le poète, c'est surtout la Lumière qui résiste à la Nuit, c'est la Parole de liberté, la Parole qui ne vient ni de l'Est, ni de l'Ouest, ni de la mer, qui n'est ni d'Ève ni d'Adam, la parole comme source à laquelle peuvent s'abreuver le juif, l'arabe, l'indien, le persan..., la parole qui n'exclut pas, qui ne discrimine pas, la parole qui, fragile, refuse de s'éteindre, de baisser les yeux, devant la Parole Unique, dogmatique, qu'évoquent des humains pour s'arroger les droits de Dieu, de leur Dieu, pour définir le Bien et le Mal, surveiller et punir selon leurs seule conception du droit chemin. La parole du poète et l’amour d’Octavia apparaissent comme des lumières fugaces au cœur de la nuit. Amray est lucide sur la cruauté du monde, mais Amray refuse de se soumettre, refuse de se résigner, Amray écoute le Vent…

Yahia Belaskri a une écriture cristalline, des phrases courtes où chaque mot a le poids des heures, des jours, des semaines, des années. Pas de bavardage, juste ce qu'il faut là où il faut. Une belle écriture où chaque mot dit donc ce qu'il doit dire, où chaque paragraphe porte densément l'essentiel de la condition humaine. Ne passez pas à côté de son Livre d’Amray. Un avant-goût : "Je n'ai jamais entendu mon père dire un mot doux, tendre, à ma mère. Il n'était pas indifférent, mais il n'avait pas les mots. Soumise et résignée, ma mère admettait que sa vie consistait en cela et rien d'autre. Jamais elle ne s'est opposée à lui. Ce n'était pas dans leurs traditions. Un jour d'été, bien plus tard, un de ces jours où le ciel s'abat comme une chape et vous écrase de lumière, il est rentré vers midi, on ne sait d'où, peut-être du marché, et n'a pas trouvé ma mère. C'était tout simplement inconcevable.

- Où est- ta mère ? demanda-t-il à ma sœur.

- Elle est partie chez ma grande sœur.

- Seule? Elle a traversé le boulevard, dans son état ? Je vais la ramener.

« Il ne pouvait rentrer à la maison et ne pas la trouver. Encore moins déjeuner sans elle. Pourtant elle n'était pas allée bien loin: l'aînée de mes sœurs habitait à dix minutes à pied, dans le quartier populaire, cœur palpitant de la ville. Il est sorti, le pas alerte malgré ses quatre-vingt-deux ans. Il n'est jamais revenu. Je n'étais pas là. Quand je suis arrivé le lendemain, ce sont mes frères qui m'ont tout raconté. Les yeux amoindris par une cataracte, il a été fauché par un bus qui filait sur le boulevard. Ma mère a pleuré son homme, qu'elle a servi tant qu'elle a pu, qu'elle a aimé certainement, à sa façon » (pp. 21-22).

On lit les textes de Yahia Belaskri comme si on assistait à l'éclosion des fleurs, à condition de savoir que cet auteur a le don de dire toute la noirceur du monde dans l'éclat des fleurs. Il émane de son écriture ce qu'on peut deviner de sa propre personnalité: Yahia Belaskri est un humaniste lucide, il ne tait rien de l'ombre mais ne cède pas au facile pessimisme, encore moins au confortable cynisme. On le lit en jouissant des mots mais avec la possibilité d'une larme lorsqu'au détour d'une virgule ce qu'il raconte, parfois de façon aussi limpide, fait profondément écho en nous, en un lieu silencieux où se cache notre propre douleur.

Lisez Le Livre d’Amray, éditions Zulma, 2018, 143 pages, 16,50€