Chronique - "Un polar sans enquête ?"

Une chronique littéraire d'Annie Ferret - source: CEC

Pour un lecteur, il y a toujours un plaisir particulier à rencontrer des livres inattendus et les écrivains là où on ne les soupçonne pas. Pour un auteur, il y a également un risque – sans doute utile et nécessaire – à engager ses lecteurs sur des voies inédites. In Koli Jean Bofane est peut-être l’un de ces écrivains qui osent se renouveler entièrement. En deux romans, parus tous deux chez Actes Sud, respectivement en 2008 et 2014, Mathématiques congolaises et Congo Inc, il a habitué déjà ses lecteurs aux personnages « kino-congolais », comme il se définit lui-même, exubérants et fantaisistes, ancrés dans son Zaïre natal et rêvé tout à la fois. Il revient cette fois avec La Belle de Casa et surprend par un registre très différent de ses deux premiers romans. Ici, on garde un pied au pays natal, l’autre au Maroc et la tête très loin et très haut dans le ciel…

Ichrak la belle, connue de tous dans le milieu interlope du quartier Cuba à Casablanca, est morte, sauvagement assassinée. On la retrouve un matin, égorgée, au bas des escaliers de la rue du poète Adnan. C’est la première trace de la littérature dans un texte qui lui laisse une large place, un premier signe de complicité qui déjoue les codes. La Belle de Casa s’offre comme un polar sans enquête où il s’agit moins de résoudre un mystère que de faire danser encore un peu le fantôme du personnage et les différents hommes qui ont eu part à sa vie d’une manière ou d’une autre. À commencer par Sese, un jeune Congolais arrivé au Maroc quelques mois plus tôt, alors qu’il croyait débarquer en Normandie, qui vit de débrouilles et qui a fait d’Ichrak sa complice en arnaques cybernétiques. Avec elle, il tente d’escroquer quelques centaines d’euros à des hommes en mal d’amour qui s’éprennent à distance de la beauté d’Ichrak, avant que Sese ne les fasse chanter pour leur compte à tous les deux. C’est lui qui a fait la découverte du cadavre et qui va l’annoncer à Mokhtar, le commissaire filou, qui se croit maître du quartier et y fait régner une justice plutôt arbitraire tournée notamment vers son propre intérêt. À ces deux-là, s’ajoute le personnage de Cherkaoui, homme d’une soixantaine d’années, directeur de théâtre, qui entretient avec Ichrak une relation platonique et mystérieuse, dont on comprend au fur et à mesure toute la tendresse et l’affection, et finalement toute la distance aussi. L’auteur joue dès lors à multiplier les mystères et il les déploie dans une partition où, comme on l’a suggéré, enquêter sur la mort de la belle ne semble le souci de personne, mais où, en revanche, chacun de ces hommes aide à reconstituer un aspect de la vie d’Ichrak, une zone plus ou moins sombre, qui vient à son tour éclairer ou rendre plus complexe sa relation aux autres. Le mystère véritable, c’est plutôt celui qui règne comme un épais secret autour de la naissance de la jeune femme. Zahira, sa mère, est une femme sans homme, fantôme elle aussi, non pas parce qu’elle serait morte, mais parce qu’aussi loin qu’Ichrak se la rappelle, sa mère a toujours été folle et avec l’âge et le diabète, ses crises de démence se multiplient et elle tourne toute sa haine des hommes contre sa fille, qui est pourtant la seule à la soigner. C’est en effet pour elle et pour payer des traitements coûteux qu’Ichrak est prête à obéir à des individus comme Sese ou Mokhtar, et c’est encore pour se consoler de ce qu’elle doit subir et surtout de la souffrance que constitue pour elle le fait de tout ignorer de son père, qu’elle trouve refuge auprès de Cherkaoui. Se dessine alors au fil des pages un portrait de la jeune femme plus complexe que l’image sensuelle à laquelle les hommes la réduisent. Ce qui n’empêche pas tout à fait qu’eux-mêmes, à l’exception peut-être justement de Cherkaoui, l’aîné et donc, à bon droit symboliquement l’image du père dans le roman, sont dépeints de manière caricaturale, manquant d’épaisseur et concentrés tout entiers sur une domination masculine ancestrale et jamais remise en question. Les femmes sont décrites de façon convenue, passées au crible des critères de beauté évalués essentiellement par des yeux masculins, y compris quand elles passent pour des femmes d’affaires sans scrupules et finalement assez semblables à des hommes, et c’est encore par leurs seuls charmes qu’elles peuvent espérer dominer, comme la fatale Farida Azzouz, l’épouse de Cherkaoui. D’une manière générale, si elles sont un peu trop libres, elles ne tiennent pas : soit elles deviennent folles, comme Zahira, soit on les assassine comme Ichrak…

Façon peut-être de rappeler que le vrai personnage principal du roman n’est pas la morte. Ce ne sont pas non plus les pantins qui gravitent autour d’elle, mais, comme les titres des chapitres le dévoilent en dressant du monde de Bofane moins une géographie qu’une cosmogonie, celui qui mène les hommes, c’est Chergui, le vent du désert. Il apparaît dans tous les discours, parfois en des termes qui rappellent un adolescent capricieux qu’il faudrait faire rentrer dans le rang, mais qui n’en fait qu’à sa tête. Contre lui, les avertissements sont nombreux et répétés :

« Ils continuèrent à parler de foncier et d’expulsions mais ce n’était qu’un discours de façade, car Nordine embraya sur son ressenti et se mit à l’entretenir sur Chergui qui soufflait comme jamais et qui le mettait dans un état étrange, comme s’il lui en voulait personnellement, à lui seulement. Il éprouvait constamment une sorte de rage dans le cœur qui lui donnait l’envie de mordre, d’arracher avec ses mains. Il avait hâte que cela s’arrête. Farida lui révéla qu’elle non plus ne parvenait pas à échapper à son influence. Les tempêtes de sable, ces jours derniers, la harcelaient sans relâche tels des amants jaloux. Elle réussissait à contrôler cela dans la journée, mais ne pouvait trouver le sommeil, car il lui fallait calmer un cerveau assailli par toutes sortes de pensées qui parfois lui brûlaient la chair. (…)

- Fais attention à Chergui, Nordine. Il peut faire perdre la tête mais il commence par torturer d’abord. », conclut alors Farida dans la même scène (p. 66-67).

Mais, qu’on tente de s’en préserver ou pas, le vent accompagne toutes les pages, comme s’il racontait lui-même l’histoire :

« Si les émotions avaient atteint un paroxysme, c’est qu’entre-temps, sous l’offensive des courants d’Afrique, le Gulf Stream avait dû battre en retraite vers l’Atlantique nord, obligeant le Changement climatique à se disperser. De ce fait, le courant des Canaries et les alizés du nord-est érigèrent comme un rempart dans les régions du tropique du Cancer, à l’est de l’anticyclone des Açores – la zone contrôlée par Chergui. Ces deux influences créèrent un espace troposphérique plus vaste sur lequel il put progresser à nouveau en activant d’énormes basses pressions, visibles à la façon dont les palmiers, le long des avenues, dansaient à sa gloire, échevelés sous les trombes, comme une représentation de sa puissance et en même temps de la fragilité humaine lorsqu’un souffle onirique concourt à l’exacerbation des sentiments. » (p. 135-136)

Les éléments se jouent donc de tous les personnages, vivants ou morts, hommes ou femmes. La Belle de Casa replace ainsi l’humain à une place plus humble, pas même inférieure à dieu, lui-même création ou appropriation des hommes et qui est plus propice à les rendre fous dans la réalité comme dans la fiction qu’à les sauver, mais place inférieure au sein de la nature, plus digne et plus forte qu’eux. En soufflant, Chergui les convainc de rester chez eux et les contraint à une forme de passivité. Pas étonnant dans ces conditions que les personnages de Jean Bofane n’aient pas besoin d’une réelle incarnation, puisqu’ils ressemblent davantage à des marionnettes dont les fils seraient tirés par une main invisible de beaucoup plus haut. Le polar ou le roman d’aventures devient alors presque fable et la voix de l’auteur se fait entendre, comme c’était déjà le cas dans les deux précédents titres, Mathématiques congolaises et Congo Inc, pour dénoncer la violence d’un système politique aux mains de quelques-uns, la corruption internationale ou la condition des migrants jusqu’à l’esclavage en Libye. Il donne vie alors à bien d’autres personnages, parce que si la scène se cristallise un moment sur la mort d’Ichrak et le cri qui ouvre le roman : « Sitôt le drame connu, un même cri retentit dans tout le quartier Derb Taliane : « Ichrak metet ! » Ichrak est morte ! Et Sese Tshimanga voulut être celui qui l’annoncerait à Mokhtar Daoudi. » (p. 7), les figures des gens modestes, des gens de la rue, des anonymes et des ordinaires, et la vie fourmillante des petites intrigues du quotidien, foisonnent chez Bofane. C’est un quartier qui s’anime et on devine qu’ici ou là, telle ou telle figure est en réalité un visage croisé quelque part, tout comme il y a des textes, croisés eux aussi et auxquels il rend hommage, ceux d’Assia Djebar ou ce roman de Kaoutar Harchi, À l’origine notre père obscur, abondamment cité et qui résonne sans cesse dans les oreilles d’Ichrak comme la seule réponse possible à sa quête d’identité, comme si la littérature finalement était la seule ressource tangible pour affronter toute l’injustice du monde ou d’une mort qui ne sera peut-être finalement jamais élucidée.