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Le retour du magicien Gauz

Chronique littéraire d'Abdourahman Waberi - source: CEC -

La question de la restitution des œuvres d’art africain est désormais sur la place publique. Elle n’est plus cantonnée dans les cercles fermés du monde de l’art. Ce retour en force, ce dévoilement donc, représente un moment sans précédent d’approfondissement et de pédagogie. Les œuvres en question ne sont pas simplement des artefacts symboliques, religieux ou artistiques. Ces objets, ces masques et ces fétiches sont une philosophie en actes, nous dit le penseur sénégalais Souleymane Bachir Ndiaye. Ils donnent forme à une puissance de vie mais on préfère les voir comme des ersatz d’un pouvoir suranné. Pour une fois, le français est plus riche que l’anglais. Deux mots ‘pouvoir’ et ‘puissance’ pour traduire ‘power’. La littérature arrive parfois à creuser et approfondir les leurres et lueurs de l’histoire des hommes. Dans son dernier et savoureux roman, Camarade Papa,  Gauz a réussi à se jouer des ruses de l’histoire, déchirer le voile et révéler son secret ou, si vous préférez, son relief tragique d’abord, farcesque ensuite.

Gauz ? Ah oui ! Le type qui a déboulé en 2014 sur le turf un premier roman décoiffant sous les bras, bousculé tous les pronostics, bluffé 55.000 lecteurs, fait connaître un petit éditeur inconnu avant de disparaître incognito. Il aurait pu braquer n’importe quel jury en cette année-là, le Goncourt ou le Renaudot, que sais-je encore, ça ne serait que justice. Cette arrivée en fanfare a laissé des traces quand même, chez les lecteurs ou plus exactement les lectrices. Elles ont compris que le gus reviendrait un jour ou l’autre. Elles l’attendent en brodant des historiettes sur son compte. Certaines ont prétendu qu’il était diplômé en biochimie, d’autres ont juré qu’il serait un propagandiste de Gbagbo désormais clando en France, d’autres encore ont décrété qu’il serait photographe ou scénariste. Et pourquoi pas séminariste ! Moi je n’avance pas trop. Tout ce que je sais c’est que le gars a lu.  Beaucoup. Et toutes sortes de bouquins. Pas bégueule du tout, il a puisé dans d’inépuisables bibliothèques benjaminiennes mais il a vécu aussi. Pris son temps, bourlingué, fomenté quelques coups fumants, bref amassé de la poudre existentielle avant de nous donner de ses nouvelles. Et nous de recevoir cette matière humaine condensée comme un uppercut. Debout payé est un récit gonzo parfaitement assumé, un précipité sociologique que tout bon marxiste aurait aimé signer et qui finalement retombe sur ses pattes romanesques. On ressort de Debout-payé, les écoutilles en alerte. Les vigiles noirs ont désormais leur saint : « Ceux qui déjà ont une expérience du métier savent ce qui les attend les prochains jours : rester debout toute la journée dans un magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l'ennui, tous les jours, jusqu'à être payé à la fin du mois. Debout-payé. »  Mais attention il s’agit d’un saint matérialiste jusqu’au bout des ongles, rieur avec ça :   « Une théorie lie l'altitude relative du coccyx par rapport à l'assise d'un siège et la qualité de la paie. Elle peut être énoncée comme suit : Dans un travail, plus le coccyx est éloigné de l'assise d'une chaise, moins le salaire est important. Autrement dit, le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaire du vigile illustrent cette théorie. »

En 2018, on signale des mouvements de troupe du côté d’Abidjan. Le bruit court que le magicien Gauz vient de quitter les bois de Grand-Bassam pour les grands boulevards de Paris. Il a un nouveau roman à défendre. Le titre est, dit-on, aussi cinglant. Juste deux mots comme la dernière fois : Camarade Papa. A l’automne, ses lecteurs s’embarquent pour Grand-Bassam, première capitale coloniale de la Côte d’Ivoire, en faisant un détour chez les Bataves, du moins ceux de la cosmopolite et tapageuse Amsterdam.

« On vit dans le quartier rouge. Le plus beau de la ville. Camarade Papa refuse avec catégorie que je change de classe populaire parce qu’un bon révolutionnaire ne doit pas être coupé dans le peuple. C’est comme cela qu’on fabrique la bourgeoisie compradore. J’ai honte d’avoir ces années d’avance. Je ne veux pas être un patron chien, aboyer sur les ouvriers et cumuler comme ça les années d’avance sans les partager avec les masses laborieuses… »

Ce court extrait nous montre combien la plume de Gauz caresse ses personnages tout en contrastes, révèle leur force solaire. Si elle moque leurs travers elle n’oublie pas d’activer leur puissance de vie. De chapitre en chapitre, d’un coin perdu de la province française aux bois sacrés des forêts ashantis, le magicien dynamise les assises de l’histoire officielle. Le projet colonial est d’abord viol puis vaudeville.

« À Grand-Bassam, le summum de la coquetterie est un mouchoir à l’effigie de la reine Victoria glissé entre les jambes. Le visage de la vieille régente oscille en un endroit où la propagande anglaise n’aurait pas imaginé s’afficher. »

Si la pièce se joue dans cet espace qui deviendra plus tard la Côte d’Ivoire, son enjeu est transposable ailleurs, de Conakry à Karachi et au-delà. Le magicien Gauz lève des stèles paradoxales – boue et sang – à ces grands hommes qui hantent aujourd’hui la mémoire des Ivoiriens. Bailly, Verdier, Binger, Treich, qui d’autre ? Derrière leurs noms totémiques ayant enfanté des villes et des quartiers, Gauz exhibe leurs corps en lambeaux, délirants et paludéens, leurs viscères dévorés par les mille maladies tropicales.

Camarade Papa est un roman sur la colonisation mais on ne peut le réduire à un ouvrage à visée pédagogique, sagement ancré dans son terreau historique. Il déborde d’énergie, multipliant les points de vue, croisant des pans du passé, ressuscitant des Christs émaciés, ravivant des espérances obscures et rédimant des salauds parfaitement oubliables.

« Quelques jours plus tard, Louis-Gustave Binger, ému de voir un blanc pour la première fois depuis des années, tombe dans les bras de Treich. Les autres le saluent du bout des doigts en se pinçant le nez. Il sent vraiment mauvais. »

Camarade Papa séduit enfin par la magie de sa langue qui doit autant à Céline qu’à Césaire et Kourouma. Fraîche et boisée, entêtante et aérienne, iodée et diablement vitaminée, la langue ivoirienne et mondialisée d’Armand Gauz n’appartient qu’à lui et c’est très bien ainsi.