Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC

Le roman Congo Inc. se présente comme un nœud complexe d'intrigues, dont l'ossature repose sur l'épopée "mondialiste" d'Isookanga lolango Djokisa, jeune Pygmée de la tribu Ekonda, dont les terres se situent dans la Tshuapa, une sous-région de la province de l'Equateur en République Démocratique du Congo.

Le premier contact du jeune Pygmée avec la "mondialisation" est d'ordre technologique : c'est l'antenne-relais de communication qu'une société chinoise installe sur le territoire de ses ancêtres, lors d'une cérémonie officielle. "L'hélicoptère qui avait planté le pylône avait fait un vacarme de tous les diables mais le jeune Ekonda ne s'était pas plaint" , contrairement à d'autres habitants de la contrée qui, pour toute sorte de raisons (y compris la sorcellerie), fustigeaient la pose de l'imposante structure métallique.

Le deuxième contact va encore plus loin dans la subtilité technologique : profitant de la distraction générale, Isookanga subtilise l'ordinateur d'une chercheuse belge en anthropologie, présente à l'événement. Après quelques tâtonnements, le jeune homme -qui a fait des études- finit par maîtriser l'engin. Il est de suite fasciné par un jeu en ligne conforme à ses ambitions "mondialistes" : Raging Trade. Et l'auteur d'expliquer : "c'était le jeu indiqué pour n'importe quel mondialiste désireux de se faire un peu la main dans le domaine des affaires. Il était simple. Par le biais de groupes armés et de compagnies de sécurité, des multinationales se disputaient un territoire appelé Gondavanaland" . La structure guerrière au moyen de laquelle Isookanga tente de dominer des territoires virtuels toujours plus étendus se nomme Congo Bololo.

Malgré son addiction au jeu Raging Trade, qui lui ouvre des horizons insoupçonnés en matière de stratégies, Isookanga se sent à l'étroit dans son village de Wafania. Evoquant la monotonie de sa vie et les jérémiades continuelles de son oncle Lomama, il prend à témoin son ami Bwale : "C'est des perspectives de vie, ça ? Je suis un mondialiste qui aspire à devenir mondialisateur, Bwale. Toi, tu sais, non ?" . Sa décision est donc prise. Il montera à Kinshasa, la capitale du pays, à partir de laquelle il pourra rayonner dans le monde des affaires.

N'ayant aucun pied à terre dans la capitale, le voilà forcé de rejoindre l'immense cohorte de sans abris qui, la nuit venue, squattent marchés et cimetières de l'immense mégapole. Grâce à sa très petite taille, il parvient à s'imposer chez les Shégués du Grand Marché.

L'auteur profite de cette étape kinoise du récit pour étoffer son intrigue avec les destins croisés de tous les jeunes déshérités qui pullulent dans cet espace livré à la violence et à la prostitution, dès la nuit tombée. Il y a d'abord l'histoire de Charlène alias Shasha, surnommée la Jactance, jeune adolescente originaire de l'est du Congo, dont la famille a été décimée par les rebelles. A l'issue d'une fuite éperdue à travers le pays, la voilà à Kinshasa avec son jeune frère Trésor, l'autre rescapé de la tragédie familiale. A force de volonté et de bagou, elle parvient à s'imposer et à se faire respecter dans la très machiste communauté des marginalisés, où brutalités et humiliations sont le lot quotidien des jeunes délinquants.

Il y a, ensuite, l'histoire de Zhang Xia, jeune Chinois débarqué à Kinshasa dans le sillage d'un homme d'affaire véreux, qui rêve d'exploitation minière, et dont tous les projets finissent par capoter. Le jeune Zhang Xia en est réduit à squatter la rue et à vendre à la criée des sachets d'eau glacée. Au hasard de ses pérégrinations, il tombe sur Isookanga, qui devient rapidement son ami. Sous l'impulsion "mondialiste" d'Isookanga, ils essaient ensemble de promouvoir le commerce d'eau glacée grâce au marketing et à l'amélioration du produit. A deux, ils vont également gérer une émeute des Shégués, révoltés par la mort d'un des leurs, tombé sous les balles d'un agent de l'ordre. A cette occasion, Kinshasa, médusée, découvre sur ses écrans de télévision le nouveau porte-parole des Shégués sous les traits d'un Pygmée, à peine échappé de sa forêt équatoriale. Du jour au lendemain, Isookanga apprivoise les projecteurs de l'actualité. Son calme et sa détermination dans la gestion du conflit font sensation et assurent sa notoriété.

Le jeune Pygmée est, de cette manière, amené à rencontrer Kiro Bizimungu, ancien rebelle devenu directeur d'un parc national dans la province de l'Equateur. Bizimungu n'a jamais mis les pieds dans ce fameux parc, dont il désespère tirer quoi que ce soit au profit de son enrichissement personnel. Dans ces conditions, sa rencontre avec Isookanga, habitant "authentique" de ces canopées, est providentielle. D'autant plus que ce dernier, grâce aux bons offices de Zhang Xia, est entré en possession d'un cdrom contenant de précieuses données sur tous les gisements miniers du Congo. Et Dieu seul sait ce que contient le sous-sol du fameux parc de la Salonga…

Malheureusement, Bizimungu est rattrapé par son passé de rebelle. Accusé de l'assassinat de six casques bleus uruguayens dans l'est du Congo, il tente de prendre la fuite mais est rattrapé par la population, qui lui inflige le supplice du collier. Du coup, les ambitions "mondialistes" d'Isookanga tournent court. Son oncle Lomama décide de le ramener au village. Le roman se termine sur les nouveaux espoirs du jeune Pygmée : "Doté du disque contenant la carte des minerais, Isookanga allait prendre véritablement sa place de chef (…). Etre allé en ville s'était avéré utile : cela lui avait permis de savoir qu'il ne régnerait plus seulement sur des kambala et des pangolins" .

Jean Inkoli Bofane est un écrivain congolais qui vit en Belgique et dont le roman précédent, Mathématiques congolaises , a reçu de nombreux prix, parmi lesquels le prix Jean Muno 2008 et le grand prix littéraire de l'Afrique noire (ADELF) 2009. La nouvelle fiction de Bofane est intéressante à plus d'un titre. D'abord par sa structure symbolique, aux accents subtilement polyphoniques. En effet, la "mondialisation" du Congo décrétée à Berlin à l'issue de la fameuse conférence sur l'Afrique – et dont rend compte l'exergue du livre - fait écho, plus de cent ans après, au désir de mondialisation qui brûle au cœur de la quête du jeune Pygmée Isookanga. Par ailleurs, le jeu Raging Trade, fondé également sur la conquête commerciale et minière par la ruse et par la violence, constitue le troisième élément de la trilogie polyphonique. En cela, il fait écho autant à l'aventure léopoldienne en Afrique qu'aux conflits armés qui minent actuellement l'est du Congo, nommés pudiquement guerres de "basse intensité" par la communauté internationale ; une "basse intensité" qui a tout de même massacré près de 10 millions d'individus, selon les chiffres récents de l'ONU… Nul n'ignore que ce conflit est nourri par et pour l'exploitation minière. Cette trilogie en rappelle une autre : celle qui a domestiqué le Congo durant l'époque coloniale, politiquement et économiquement. Il s'agit du trio "agent territorial-missionnaire-compagnies commerciales". En d'autres termes, le Congo n'a jamais arrêté de sacrifier au fameux dieu de la "Mondialisation" depuis 1885 ! Dans un tel contexte, le sang des mains coupées jadis (pour le caoutchouc) fait écho à celui des massacres perpétrés à l'est du pays (pour l'or et le coltan) et à celui de la jeunesse sacrifiée de Kinshasa. Pour ce qui est de la langue, l'auteur use de nombreux dialogues, qui sont autant des portes d'irruption de l'oralité dans le texte. D'où cette luxuriance lexicale qui nous vaut un imposant lexique infrapaginal. Et pour peu que l'on prenne la mesure de la truculence et du bagou du parler kinois, on peut dire chapeau bas à l'auteur pour en avoir donné, une fois de plus, un aperçu aussi réaliste. Cet usage "démesuré" de la parole est justement en phase avec un monde lui aussi "démesuré", de part sa complexité et l'effort incessant qu'il impose à chacun pour la survie quotidienne. La parole verse alors dans la prophétie exaltée (ainsi qu'on peut en faire le constat dans les innombrables églises de réveil de Kinshasa), dans l'imprécation (comme en témoignent les ukases frappant les enfants sorciers) ou encore dans le verbiage, marque de fabrique de maints politiciens congolais ; un langage sans aucun impact sur le développement du pays. La fameuse "mondialisation" tant claironnée par le héros Isookanga travaille également la trame du texte lui-même, qui fourmille d'anecdotes provenant tantôt du Chongqing (Chine), tantôt de New York (USA). Au passage, on constatera que le héros du précédent roman de l'auteur, Célio Mathématik, a repris du service en tant que collaborateur d'une autorité de l'ONU à New York… Quant à la titrologie des sections du livre, elle affiche une version en mandarin ! Mentionnons, pour finir, la mise en évidence du jargon de nouvelles technologies de l'information, tels clés usb, langage HTML, fichier JPEG, internet et autres mails. La nouvelle fiction de Jean Inkoli Bofane apparaît donc, avant tout, comme une "tranche de vie" du Congo actuel, avec ses diverses figures de violence, de magouilles financières et de pillages miniers. Avec ses dérives de croyances, de drogue et de sexe. Sans parler de la résistance et, surtout, de la détresse d'une population virtuellement riche ; qui se trouve être, en réalité, une des plus déshéritées du continent africain, victime des instincts meurtriers d'une "mondialisation" complètement noyautée par la haute finance internationale.

Jean-Claude Kangomba.