Né un mardi : oui, il s’appelle Dantala !

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC -

C’est toujours un exercice compliqué, celui de confier à un enfant, à un adolescent, à un jeune, la charge, dans un roman, de raconter, en général, non son monde de façon dense, mais les problèmes de la société dans laquelle il vit. Il se retrouve alors dans une sorte d’équilibre pas toujours évident à saisir par le lecteur entre une certaine candeur, une langue qui se veut à son niveau, en général une langue artificielle, et un regard politique qui sied peu à son âge. Il est un enfant qui porte en lui un adulte à l’expertise sociale, politique, économique, religieuse… au-dessus de celle du commun des mortels, il est un spécialiste. Dans ces conditions, en général, sa propre vie n’apparaît qu’en filigrane, elle est noyée dans un entrelacs de problèmes collectifs. Le narrateur n’est pas une existence dans sa densité, mais un regard qui balaie, un regard porté par un acteur témoin, en général dépassé par les événements (je précise « en général », qu’on veuille m’excuser cette irritante répétition de « en général », mais je le fais pour mieux souligner la beauté des heureuses exceptions). Un roman avec un enfant, un adolescent, un jeune comme narrateur, c’est un piège terrible en littérature, et même Ahmadou Kourouma, pour ne citer que lui, parce qu’il s’agit d’un grand écrivain, ne s’en est pas sorti, car, les paroles de son narrateur de Allah n’est pas obligésonnent faux comme des aboiements de chien sortant de la gorge d’un oiseau qui promettait de nous chanter sa propre fragilité.

Pourtant, cette tentation est assez grande chez les écrivains, la tentation de se mettre dans la peau d’un enfant ou d’un adolescent à qui on ne lâche que rarement la bride, puisque l’écrivain fait de lui un prétexte pour produire son propre discours, avec cependant la possibilité d’émouvoir parce que les enfants, les adolescents, ça émeut, même lorsque l’exercice n’est pas réussi, et, sous tous les cieux, à toutes les époques, il est rarement réussi. Entre une langue artificielle, pour faire enfant, adolescent, jeune, et un regard adulte d’une grande acuité, il y a plutôt d’énormes failles par où la littérature a toutes les possibilités de perdre une quantité importante de son jus, de son âme.

Donc, le réflexe, en tant que lecteur averti, le premier réflexe, c’est une méfiance dès qu’on ouvre un roman et que les premières phrases nous font comprendre tout de suite qu’un enfant, un adolescent, un jeune, va encore nous dire le monde, pas son monde le plus intime, mais le monde dans lequel il vit, où on le met en scène à travers plusieurs situations pour qu’il décrive ce qu’il voit, entend, sent, endure..., le monde où il devient un agent secret en mission au service de l’écrivain, un agent qui ne paie pas de mine mais à qui rien n’échappe, un agent, double de l’écrivain qui le tient en laisse, au cas où il serait tenté de retrouver son authenticité d’enfant et de sortir de son rôle de porte-parole d’un adulte qui se cache si mal derrière lui, de cesser d’être le sociologue faisant de gros plans à défaut de saisir la densité des individus.

Toute cette considération générale pour parler juste de Né un mardidu Nigérian Elnathan John, roman publié en anglais en 2015 au Nigeria, en Angleterre et aux États-unis, et dont la traduction en français, par Céline Schwaller, a paru aux éditions Métailié en 2018, roman dont un critique a dit dans The Guardian : « Un roman perspicace, d’une extraordinaire densité », et un autre, dans le New York Times, au sujet de son auteur, « Elnathan John est un écrivain à surveiller de près ». Après avoir lu de tels éloges, que l’éditeur français à reproduits sur la quatrième page de couverture, on ouvre le livre à la fois avec une certaine excitation et une petite méfiance, car, il est courant que des éloges nous donnent envie de lire des livres qui nous se révèlent décevants. Né un mardia été couronné par le prix « Les Afriques », ce qui lui a valu à ce roman déjà remarqué par la critique, un regain d’intérêt grâce à la publicité dont il a bénéficié sur facebook, pour ne citer que ce réseau social, de la part de Florès Agnès Nda, avocate passionnée de littérature et qui est à l’initiative de ce prix.

Parlons de ce roman. Nous y entrons par la voix du narrateur Dantala (Né un mardi, en haoussa), dont le prénom musulman est Ahmad, qui nous entraîne rapidement dans son monde, celui qu’il a rejoint après les années qu’il a passées chez le savant musulman Malam Junaidu, auprès de qui ses parents l’avaient envoyé pour être son élève, un alamadjiri, chez qui, grâce à l’enseignement de qui, il a forgé les bases solides de sa foi de musulman. Mais, quand il termine ses études coraniques à l’Islamiyya de Malade Jinaudu, que celui-ci lui a qu’il pouvait retourner auprès de ses parents à Sokoto, il se retrouve, en attendant ce retour dans la ville natale, dans la rue où Banda devient son ami. « J’aime bien me balader avec Banda. Les hommes le respectent et même les garçons les plus grands que lui le craignent. Banda est devenu mon ami il y a deux ans, à peu près au moment où j’ai terminé mes études coraniques à l’Islamiyya de Malam Junaidu », page 19.

Mais, Banda, c’est la rue, et la rue a sa dure loi : la drogue, bien sûr, la violence, évidemment. La survie n’est pas un métier tranquille dans la rue. Banda gagne beaucoup d’argent « maintenant que c’est la période des élections : pour coller des affiches du Petit Parti et arracher celle du Grand Parti ou saccager la voiture de quelqu’un en ville. Il partage toujours son argent avec les garçons et me donne plus qu’aux autres. Je suis le plus petit de la bande des jeunes de Bayan Layi et Banda est le plus grand. Mais c’est mon meilleur ami » (page 17). C’est l’ami Banda, « un vieux garçon. Je ne sais pas quel âge il a, mais il est le seul d’entre nous à porter la moustache » (page 21), c’est Banda qui va l’initier à la drogue en lui donnant sa première wee-wee à fumer, c’est Banda qui va entraîner Dantala dans l’univers politique. « J’aime bien les meetings politiques. Les hommes du Petit Parti font confiance à Banda et ils lui donnent de l’argent pour organiser les garçons de Bayan Layi à leur place. Parfois, on touche jusqu’à cent cinquante nairas, en fonction de qui ou de quel meeting il s’agit. Les choses iront mieux si c’est le Petit Parti qui gagne. Inch’Allah », page 19. Mais rien n’est aussi simple et Dantala va se retrouver, avec ses amis, à brûler les voitures des adversaires politiques, ceux du Grand Parti, et aussi à tuer. Hélas, certains d’entre eux, dont Banda, vont aussi y laisser la vie. Dantala s’en sort, lui, et parvient, sur le chemin de retour à Dogon Icce où vit sa mère (son père est mort entre temps), à Sokoto, où, fréquentant la mosquée, il est repéré par Sheikh Jamal, qui s’éprend d’affection pour lui. Il lui donne de l’argent pour qu’il continue son voyage jusqu’à Doggon Icce pour voir sa mère et obtenir d’elle l’autorisation de revenir à Sokoto.

Dantala retrouve sa mère, mais, durant les années de son absence, sa mère a eu deux filles, qui sont mortes. Umma, sa mère, c’est une femme brisée qu’il revoit, elle ne parle plus et refuse de s’alimenter. Il ne peut obtenir d’elle l’autorisation de retourner à Sokoto, mais il y retourne quand même. Sheikh Jamal fait de Dantala son protégé. C’est en vivant chez cet homme pieux, d’une grande droiture, que notre narrateur va découvrir d’autres aspects de la vie. D’abord la sexualité, qui lui saute à la figure par une scène de sodomie entre deux de ses camarades, ensuite par la masturbation, puis l’amour que vivait avec sa propre belle-sœur, l’épouse de son frère, son ami Jibril. Dantala observe, il écoute, il apprend, il apprend l’anglais, il découvre la complexité humaine, le côté sombre des humains, surtout de celui que Sheikh Jamal tenait pour un homme de confiance, Malam Abdul-Nur, un Yorouba converti à l’islam, trésorier de la mosquée. Dantala observateur, dont nous accédons aussi aux questions les plus intimes, assiste à la montée de la violence entre confréries musulmanes, surtout entre le mouvement, pacifiste, de Sheikh Jamal, et celui des chiites. Quand on ajoute à cela les violences issues du monde politique avec ses alliances perverses et ses manipulations diverses, on obtient un contexte où tout peut exploser à tout moment. Mais un homme, Sheikh Jamal, est convaincu qu’en se parlant, les hommes peuvent parvenir, sans partager les mêmes idées, la même façon d’interpréter le coran ou de pratiquer l’islam, parvenir à des relations apaisées. Cet homme est d’une grande ouverture d’esprit et d’une tolérance tout aussi grande. Mais, il finit par comprendre que son allié Malam Abdul-Nur, le Yorouba converti à l’islam, est un homme de peu de foi. Il l’envoie en Arabie Saoudite, pays d’où venaient les financements de son propre mouvement, pour se débarrasser subtilement de lui. Il ne pouvait se douter qu’il venait ainsi de faire naître un adversaire : Malam Abdul-Nur revient à Sokoto et crée le très violent mouvement des moudjahidines. Dans un contexte où Sheikh Jamal et le chef des chiites avaient réussi à pacifier les rapports entre les membres de leurs mouvements, après des violences, l’irruption du mouvement des moudjahidines change les choses. On assiste à la montée de l’intégrisme musulman, à toutes les violences qu’il engendre. La violence liée à l’islam et celle issue de la politique engendrent quelque chose d’encore plus complexe et d’explosif. Le très pacifiste et tolérant Sheikh Jamal en sera une des victime : cet homme de grande foi sera humilité, frappé, pour égorgée, sa tête emportée. Dantala a le devoir de procéder à sa toilette mortuaire.

Une part de son monde s’effondre avec la mort de son protecteur, et il doit affronter le pire quand, dans leur lutte contre les moudjahidines, les soldats arrêtent des gens, dont lui, accusé d’appartenir à ce mouvement, ce qu’il niera, puisqu’il n’en était pas un, même si, hélas, certains de ses amis avaient rejoint Malam Abdul-Nur (entre temps sa mère est morte). Dantala va connaître l’enfer carcéral, il sera témoin des tortures, lui-même la subira, quand il refusera de dire ce qu’on voulait qu’il dise, on lui arrache les ongles. Il s’en sort vivant, mais, de la rue à la prison, il aura fait un voyage assez long, au cours duquel il aura rencontré toute la beauté et toute la laideur des humains.

Dans ce roman ainsi résumé, dans ce premier roman d’un auteur nigérian né en 1982, avocat et satiriste vivant en Allemagne, finaliste du Caine Prize à deux reprises, dans ce roman encensé par la critique, sans doute aussi apprécié des lecteurs, deux personnes portent le souffle et la lumière, des sortes de lueurs fragiles au cœur de la nuit : le narrateur Dantala et son protecteur Sheikh Jamal. Leur grande foi et leur tolérance, l’effort qu’ils fournissent, leur lutte intérieure pour rester le plus possible près des principes moraux les plus nobles, font d’eux les héros humiliés d’un monde qui entame sa dérive. Ils sont le souffle de l’auteur, ils sont les lignes directrices de ce texte d’une grande épaisseur du réel, qu’on nommerait aussi densité. Entrez dans Né un mardipour suivre Dantala sur son itinéraire initiatique : c’est l’humanité dans sa complexité que vous allez côtoyer, avec rires, angoisses, indignations. Naissez donc un mardi vous aussi pour entendre l’âme d’Ahmad Dantala.