Les jours viennent et passent, comme coule la vie

Chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

Le titre du quatrième roman de Hemley Boum, Les jours viennent et passent, dit à lui seul ce qu’est l’existence de tout vivant. Celle-ci s’inscrit dans le mouvement irréversible du temps, dans la valse des jours, mais, chaque vie, au rythme des jours qui viennent et passent, évolue vers sa propre nuit, sa nuit définitive, elle effectue un voyage vers la mort. Justement, le roman s’ouvre sur l’éclipse éminente d’une vie, celle d’Anna, un des personnages principaux des Jours viennent et passent, femme atteinte d’un cancer et ne recevant plus, puisque le sursis est maintenant très court, que des soins palliatifs. Le premier chapitre peut laisser penser à certains lecteurs qu’ils entreraient dans les tourments d’une femme malade, qui leur livrerait, dans une introspection, ce qui se joue dans son âme au moment où la mort, horizon en apparence abstrait, a cessé d’être une vague menace pour devenir une ombre aux contours trop précis. Est-ce le cas ? Une chose est cependant certaine : la vie occupe une place de choix les pages que nous résumons ici.

Une vie est en train de s’achever, d’accord, mais, quel en a été le contenu ? Dès le deuxième chapitre, c’est Anna elle-même que nous entendons. Bien sûr, elle nous rappelle sa maladie. « Qu’il est long de mourir. Je suis à la fin de mon chemin, la détresse de ma fille m’entrave et me retient. Je m’attarde malgré la douleur, mon désir d’en finir, je reste pour Abi. J’ai toujours eu en moi un endroit secret où je pouvais me retirer en toutes circonstances. Je l’appelle mon château fort. (…) Aucune des personnes qui ont traversé ma vie, famille, amis, amants, mari, n’y a jamais eu accès. Aucune, hormis Abi (ma fille) », page 18. Mais, l’évocation de la maladie et de la mort est aussi une ouverture sur ce qui devient comme une autobiographie dans les moindres détails depuis l’enfance jusqu’au soir de l’existence. Anna, avant de s’éteindre, a senti la nécessité, l’urgence, de se raconter, et elle se racontera, elle parlera d’elle, même en dormant, c’est dire si elle tenait à confier à sa fille tout d’elle. L’école, les études, l’amour, le mari, les goûts littéraires, l’amitié…

Avec la voix d’Anna, c’est aussi un certain Cameroun, son pays, que nous voyons défiler sous nos yeux, un Cameroun qui nous est familier, pour peu que nous ayons un minimum de culture sur bien des pays africains, un Cameroun qui entre dans un cadre assez général, aussi général que bien des aspects de l’existence de la narratrice. « La vie au collège n’était pas agréable non plus car je prenais conscience de ma pauvreté. Dans mon village, les différences sociales étaient moins flagrantes. Le nouvel établissement pour filles de Bafia avait une bonne réputation. À l’exception de quelques boursières comme moi, les jeunes filles étaient issues de la nouvelle élite du Cameroun indépendant. »

En alternance avec la voix d’Anna, une narration à la troisième personne nous raconte la vie d’Abi, une vie dans laquelle des millions de femmes dans le monde se reconnaîtraient : la rencontre, l’amour, la vie conjugale, puis, quand le mari découvre l’infidélité de l’épouse, un monde s’effondre, avec une victime, Max, le fils. La souffrance de ce dernier, à la suite de la déconfiture du couple de ses parents est telle que, pour le protéger, sa mère, Abi, décide de l’envoyer au Cameroun où il va passer un bon moment et où il aura une clique d’amis, dont Ismaël, Jenny, « studieuse et appliquée » et Tina, belle et plutôt légère par nécessité, à laquelle Max tenait, des adolescents comme il en existe des millions dans le monde, avec leurs amours, leurs bagarres, leurs rires, leurs soucis…

Quand Max, après être reparti en France, retourne au Cameroun après un certain temps, le monde qu’il avait connu, construit, avec sa petite clique d’amis, avait déjà basculé, était même quasiment détruit. Et là, sur au moins un tiers du roman, nous entrons dans une des tragédies récentes du Cameroun, le terrorisme islamiste avec Boko Haram. Les amis de Max, Jenny, Ismaël et Tina avaient été pris dans le tourbillon de ce fondamentalisme meurtrier. Que leur était-il arrivé alors ? Nous laissons cette question en l’état, sa réponse se trouve dans le livre. Mais, précisons ici que c’est Tina qui prendra en charge, dans une partie intitulée « Témoignage de Tina », la description de l’enfer créé par Boko Haram…, elle sera la troisième voix principale du roman.

À l’intérieur du cadre général que nous traçons ici, il y a la vie, il y a des existences, il y a la mort, il y a l’amour, il y a… La meilleure façon de mettre du contenu sous ce « il y a », c’est de lire Les jours viennent et passent, le quatrième roman de Hemley Boum, une photographie réaliste, dans une langue très accessible, et une linéarité polyphonique, d’un certain Cameroun sur plusieurs décennies à partir de la vie d’une femme, de celles de sa fille et de son petit-fils. La beauté de ce roman tient à l’affection particulière et à la grande attention que l’auteure porte à ses personnages, qu’elle n’a pas tenté de transfigurer, mais qu’elle a peints sous leurs traits psychologiques à la fois assez ordinaires et universellement humains.

Deux phrases des pages 356 et 357 résument, peut-être, mieux ce livre : « La lassitude de la vie s’installe et s’incruste quand vient la conscience que nous sommes la chair dont se repaît une histoire que nous n’avons pas écrite, incapables que nous sommes d’ajuster nos vies à l’ordre du monde. Nous sommes au cœur d’une terrible tragédie, dans l’axe sombre des étoiles et nous n’avons aucune prise sur nos matins désolés. » Ces phrases sont inspirées par la tragédie liée à Boko Haram, mais ne constituent-elles pas aussi une peinture générale de la condition humaine ?