Chronique

Chronique littéraire d'Annie Ferret - source: CEC

Une femme rougeoyante à la peau cuivrée, couleur de latérite, marche dans les rues de la capitale de Katiopa, l’Afrique unifiée, cœur d’une nouvelle géographie mondiale. Elle est insouciante et puissante, sûre d’elle, incarnation vivante de son pays et de sa force toute neuve. Le nouveau roman de Léonora Miano, Rouge impératrice, commence comme une histoire d’amour improbable et fantasmée : un homme reconnaît dans la rue son âme sœur, il veut la connaître, l’enlève (même si c’est malgré lui) et il finira par l’épouser. Boya est cette impératrice rouge, cette femme dont le magnétisme magique a retenu l’intérêt et le cœur d’Ilunga. Ils représentent chacun, l’un pour l’autre, l’incarnation de l’être parfait. Leur vie d’avant ne semble receler aucun obstacle. Elle n’a qu’à s’ouvrir pour accueillir leur amour tout neuf et l’évidence devient, pour eux deux, réciproque. Il faut dire d’abord qu’ils ont l’un et l’autre un prénom qui les prédestine à un grand accomplissement et à vivre des aventures peu communes :

« La femme rouge se présenta, cela semblait une entrée en matière convenable : Je m’appelle Boyadishi. Tout le monde dit : Boya.Il hocha la tête : Je sais. Ce n’est pas d’ici.Non, en effet. Une aïeule avait en quelque sorte inventé ce nom. En réalité, elle avait entendu prononcer celui d’une reine étrangère du passé. Sa langue l’avait remanié afin de le rendre dicible, puis de l’investir d’une puissance nouvelle. L’ancienne avait voulu que l’identité de cette femme illustre soit transmise au sein de sa lignée, sous une forme à ses yeux améliorée et dans des conditions précises. Il fallait attendre la génération désignée pour accomplir à nouveau l’œuvre de Nana Buruku. Mettre au monde l’Univers, ponctua l’homme, plissant les yeux. Et vos parents l’ont approuvée ?La mère de Boya, qui l’avait élevée seule, s’était pliée aux volontés de cette aïeule dont la présence avait toujours été un bienfait pour ses descendantes.

Ilunga voulut savoir comment on vivait avec une identité de cette nature, un nom qui ne voulait rien dire au sein de la communauté. La femme haussa les épaules, elle ne s’était jamais interrogée à ce sujet, c’était son nom, elle le portait, pas l’inverse. Le sens, c’était elle. » (p. 51-52)

Le personnage de Boya est tissé de mystère dès les premières pages. Àcause de la couleur de sa peau, elle ne laisse personne indifférent et on ne l’oublie pas quand on l’a croisée une fois.

Quant à Ilunga, il est le premier personnage de l’État, celui que l’Alliance a nommé à sa tête après la lente reconquête du continent.

On est en effet en 2123, quand s’ouvre le roman.

Les cartes de la géopolitique mondiale ont été rebattues. Du côté de Pongo, la vieille Europe, le monde s’est effondré. Les rapports de force se sont inversés et les vieilles valeurs n’ont plus cours, si bien que la population autochtone se tourne vers un passé déchu dont elle entretient le souvenir idyllique. C’est alors que ses habitants quittent Pongo en masse et arrivent, ironie de l’Histoire, comme réfugiés dans leurs anciennes colonies. Là où autrefois ils ont régné et puisé sans partage, il leur arrive encore d’entendre leur langue maternelle, et, à tout prendre, ils savent que Katiopa est le dernier endroit où trouver des liens pour les rattacher avec nostalgie à eux-mêmes. Ces étrangers n’ont pour la plupart aucun désir d’assimilation. Les plus vindicatifs s’estiment spoliés et attendent le moment de retrouver leur place de vainqueurs. En face, ceux de l’Alliance (l’organisation politique qui règne sur Katiopa) s’abstiennent de tout triomphalisme et de tout esprit de revanche. Par humanité, par calcul politique et par souci de leur propre dignité, ils accordent un asile à ces populations, qu’ils cantonnent à des ghettos et auxquelles ils ne donnent pas la possibilité de vivre de leur travail.

« Il était certes difficile pour les Sinistrés, dans la situation qui était la leur pour l’instant, de rêver à quelque forme d’hégémonie. Ce n’était plus la violence armée qu’il fallait redouter de leur part. Il leur était par ailleurs impossible de revenir à leur ancienne Doctrine de la découverte par laquelle ils s’octroyaient jadis le droit d’envahir les terres infidèles à un Christ que nul n’y connaissait alors. Néanmoins, ils ne renonçaient pas à empoisonner les âmes, ce qui était aussi préconisé. Autrefois, en effet, les bulles papales leur dictant la conduite à tenir face aux peuples à subjuguer les invitaient à pénétrer ces esprits vides. Que leur pays se soit sécularisé n’avait pas effacé l’empreinte de leur culte. Il était donc resté chez eux comme chez tous leurs congénères, la certitude de posséder la vérité. Jamais on ne pourrait se fier à eux. Le Katiopa unifié ne pouvait abriter une population avec laquelle il faudrait compter d’une manière ou d’une autre, sans pouvoir jamais se reposer sur elle. Ces gens étaient des parasites, et de la pire espèce, car ils ne se contentaient pas de dévorer leur hôte, il leur fallait aussi l’empoisonner. Leur absence de considération pour ceux qui les entouraient, de même que leur arrogance, était toxique… » (p. 440-441)

C’est au cœur de cette double intrigue, amoureuse d’abord – une rencontre parfaite entre deux êtres parfaits que tout appelle l’un vers l’autre – politique ensuite – un nouvel ordre mondial, exact miroir inversé du nôtre, traversé des mêmes forces d’opposition et reposant également sur le même équilibre qu’on sent précaire – qu’évoluent les deux personnages de Léonora Miano.

Aux yeux de certains, Boya, l’universitaire, prend un peu trop fait et cause pour les réfugiés fulasi (entendez « français »). Elle plaide pour l’intégration de cette population, quand d’autres voudraient la voir expulser hors des frontières de Katiopa, alors qu’on commence à craindre un risque de déstabilisation politique qui viendrait de l’intérieur et non plus seulement de l’extérieur. Ilunga se montre plus que poreux aux idées progressistes de Boya et très vite sa vision du monde est bouleversée par sa nouvelle vision de l’amour. On le soupçonne alors d’avoir perdu la tête. Au sommet du gouvernement, on se méfie, on exprime des craintes, qui deviennent des désaccords manifestes, et, de plus en plus ouvertement, se fait sentir une envie de renverser le chef en place.

L’ancien amant de Boya, malgré ses efforts, ne parvient pas à se sortir la jeune femme de la tête. Agent de la sécurité intérieure, ce que Boya a toujours ignoré, il va travailler à sa perte et à attiser la jalousie de la première épouse d’Ilunga, Seshamani, qui, pourtant, partage avec son mari princier un fils et absolument rien d’autre que cela… Seshamani préfère en effet les femmes et elle a des maîtresses. Elle se soucie fort peu d’Ilunga, jusqu’au jour où elle comprend que Boya pourrait attenter à ses prérogatives de première dame…

À bien des égards, Katiopa ressemble donc à notre monde contemporain habité des rivalités et des rapports de force qui régissent toute relation humaine, mais tout n’y est pas tout à fait pareil… Pour voir clair dans le jeu de l’autre, anticiper les coups et reconnaître les amis d’aujourd’hui qui seront les plus sûrs ennemis de demain, il est parfois nécessaire aux deux amoureux de traverser le monde ordinaire pour rejoindre le royaume des ancêtres et de l’invisible. Rouge impératrice, roman d’anticipation, est aussi, et peut-être surtout, le roman d’une Afrique ancestrale, idéale et rêvée, qui aurait retrouvé l’intégrité de ses racines les plus enfouies. La langue parlée à Katiopa est la langue originelle, débarrassée de tout métissage et les initiés, ceux qui savent et sont à la tête de l’Alliance, suivent un cheminement qui leur permet d’aller loin dans la clairvoyance et la sagesse. Les événements s’annoncent à eux par des songes et les esprits des ancêtres ne les abandonnent jamais, capables de s’incarner, s’il le faut, dans des corps de nouveau-nés de manière à toujours rester auprès de ceux qu’ils souhaitent guider et protéger.

« Boya avait une intuition quant au procédé auquel il avait recouru. Les membres les plus importants de l’Alliance passaient pour être de grands initiés. Bien sûr, on l’avait toujours dit des puissants, non sans raison. Cependant, les nouveaux-venus n’étaient pas connus pour appartenir aux loges du passé, lesquelles regroupaient jadis une mafia transnationale. Elle ne savait encore de quoi il retournait. Tout ce qu’il lui était possible de dire, c’était qu’elle n’avait pas eu le sentiment, au cours des heures passées avec cet homme, de se trouver en compagnie ténébreuse. Son radar intérieur ne s’était pas affolé. Ce n’était pas une raison pour se croire hors de danger. La menace ne venait pas vraiment de l’extérieur, c’était en elle que cela se passait, c’était elle qui avait été trop vite séduite par un homme lui ayant envoyé des agents de sa garde. Pour lui parler. Àelle en particulier. Il était passé près d’elle à deux reprises. Cela n’avait pas pu suffire pour lui indiquer où lui envoyer ses sbires. Il l’avait donc fait surveiller ou rechercher, ce qui revenait au même. Deux lectures des faits s’offraient à elle : soit la situation était follement romantique, soit il fallait s’en inquiéter. Était-elle suivie en ce moment ? Le serait-elle dans les jours à venir ? Boya décida de se fier à sa première impression, au fait que la moindre angoisse l’ait quittée sitôt qu’elle s’était trouvée près de lui. Elle s’était sentie à la maison. Mais de quoi cette bâtisse était-elle faite et quelle y était sa place ? » (p. 59).

Somme des essais que Léonora Miano publie depuis plus de dix ans sur le sujet, Rouge impératrice chante les mérites d’un monde afropéen capable de régénérer le reste de la planète et auquel elle rend attention et reconnaissance par la fiction. C’est aussi, à ce titre, un roman du discours, où la parole circule, où l’amour s’exprime, où les problèmes s’étalent sans faux semblant sur la table, tandis que, dans l’ombre, l’excellence technologique et le raffinement atteint dans l’espionnage du prochain permettent là encore de se saisir des mots, des conversations, voire des non-dits qui sont encore du discours (l’un des personnages secondaires essentiels, la gouvernante du palais, Zama, est muette de naissance, ce qui ne l’empêche guère, justement, de produire elle aussi du discours…). Si l’on peut déplorer par moments ce côté bavard du roman, celui-ci est compensé par des pages d’amour sensuelles et érotiques, qui mettent en scène d’autres facettes des personnages, leur donnant une épaisseur charnelle. On a envie d’écrire : en donnant une épaisseur charnelle aux femmes, notamment. Rien ne leur est refusé. La puissance des femmes, sous la plume de Léonora Miano, est d’abord sexuelle et elle exprime un renversement des rapports de force et des images convenues. Avant l’arrivée de Boya dans la vie d’Ilunga, la première dame, Seshamani, adopte des comportements qu’on dirait aujourd’hui, avec sexisme, « d’homme », au point d’ailleurs que ses maîtresses, logées dans une aile du palais sous la responsabilité de Zama, seraient à l’abri des racontars, puisque la population les considère comme appartenant forcément au « harem » supposé d’Ilunga… Zama elle-même, qui a d’abord été la nourrice du fils d’Ilunga et de Seshamani, se rêve à sa manière princesse et femme puissante par son sexe (même si elle semble l’ignorer longtemps, c’est cela qui la fera basculer et prendre une part nouvelle à l’intrigue politique visant à faire tomber Boya). Les femmes enfin, au sein du cercle des ancêtres, tirent les ficelles de loin et jouent le rôle de conseillères aussi discrètes qu’efficaces. En apparence donc, la tête de l’État est encore largement occupée par des hommes, même si des femmes y sont présentes, mais dans l’ombre, elles sont plus nombreuses encore et échappent à l’emprise masculine. Et, bien sûr, elles ont l’avenir à engendrer :

« Tandis que son amie parlait, le regard de Boya passait de son visage à celui de l’enfant. Un être neuf, un poussin à peine sorti de sa coquille. La pâleur de la peau, l’absolu dénuement capillaire, l’étourdissant silence dans lequel était cet enfant par ailleurs éveillé, avaient quelque chose de perturbant. Abahuza reprit la parole, ne dit que quelques mots, y joignant le geste de tendre un pli à son interlocutrice : On, dit-elle, m’a laissé ceci pour toi. Incapable de se détacher du nouveau-né, Boya demanda : Est-ce une fille ?Ce n’était pas cette question qu’elle souhaitait poser, mais l’autre lui échappa, tant la réponse paraissait évidente. Oui, c’est bien une petite fille, confirma-t-on, avant d’ajouter : Et elle t’est confiée. » (p. 549)

On entend, bien sûr, à travers le couple symbolique et qui se complète si bien, ce couple formé par Ilunga et Boya et prêt à affronter toutes les épreuves, l’écho d’un monde harmonieux pour les deux sexes. On lit aussi la recherche de cette nouvelle Afrique, chère à l’auteure. On perçoit l’utopie amoureuse et politique, ainsi que la grande ambition au cœur de Rouge impératrice. Dans un roman aussi grand par son ampleur que par les rêves de ses personnages principaux, Léonora Miano, on le sent, déploie dans l’univers fictionnel, ce qui est sans doute un premier volet seulement de l’épopée qu’elle souhaite pour un Katiopa unifié, son Katiopa. « Mettre (ou remettre) au monde l’univers », on en conviendra, n’est pas un petit programme… et c’est sans doute la suite à venir qui nous l’apportera…