Chronique

Chronique littéraire d'Annie Ferret - source: CEC

Sur la couverture, sous le titre, à l’endroit où on lit parfois la mention « roman », comme pour rappeler au lecteur qu’il se trouve là à un seuil, une frontière invisible entre le monde réel et celui de la fiction, il est écrit cette fois « récit initiatique ». Je remonte alors un peu plus haut et je relis le titre, beau et énigmatique, comme sont les titres de Gaston-Paul Effa. La Verticale du cri. Quel sens donner à ce cri ? Quelle direction surtout ?

Immédiatement, je pense au Dieu perdu dans l’herbe, publié en 2015 aux presses du Châtelet. J’ai le souvenir de cette figure paternelle, rendue immense par les yeux du fils, cette figure qui se trouvait dans ce récit d’alors un guide pour le narrateur à plus d’un titre. Le Dieu perdu dans l’herbe racontait comment le père de Gaston-Paul Effa, atteint d’un cancer à un stade avancé et à qui les médecins n’avaient donné que quelques mois à vivre, avait finalement survécu dix ans contre tous les pronostics (au point qu’on avait alors parlé de miracle). En mourant donc dix ans plus tard, ce père est porteur d’un double apprentissage destiné à son fils. D’abord, comme une manière de défier dieu, ses médecins et leurs remèdes, il se fait le disciple d’une sorte de sagesse ou de paix intérieure, dépourvue de révolte et attentive au temps, ensuite il lui enseigne que la mort appartient à la vie, et qu’il faut faire plus qu’apprendre à l’accepter, il faut l’accueillir… la cueillir...

On peut lire la Verticale du cri comme un récit parallèle à ce texte antérieur. Bien que complètement indépendant, il en constitue une sorte d’envers du décor. Le temps qui a passé est le même, entièrement révolu, mais pendant qu’il s’écoulait, en France, dans un quotidien habité par le père, il courait tout aussi vite dans un ailleurs lointain, chez « les Pygmées du Cameroun », tels que les désigne le narrateur. C’est d’un autre espace qu’il est maintenant question, un lieu entièrement différent qui rappelle tous ces ailleurs de récits de voyage plus ou moins philosophiques, plus ou moins d’apprentissage. Pourquoi chez les Pygmées ? demandera-t-on. La réponse semble venir naturellement : le narrateur retourne puiser à la source de la terre natale. Mais ce n’est pourtant pas tout à fait ainsi qu’il présente son voyage. Il ne sait pas, prétend-il, c’est son père qui l’envoie, son père arrivé en France pour être soigné et vivre auprès de son fils envoie donc ce même fils occuper le terrain qu’il a lui-même déserté, exactement comme s’il lui disait : va et prends ma place, mon fils, va et sois un autre moi-même. Les deux textes sont donc d’emblée liés, comme les deux figures – masculine et féminine – qui les dominent (la même et son double?), le père, d’un côté, la vieille féticheuse Tala, de l’autre côté, le sont peut-être encore plus.

« Elle m’avait demandé de me pencher et de poser la tête sur la pierre qu’elle tenait dans sa main. Ce geste qui avait le don d’écraser ma raison et de libérer la pulpe du corps, de traquer mes muqueuses, de pomper mes glandes, d’ouvrir mon ventre, et de me disposer à accueillir, à m’accueillir.

- Qu’es-tu venu faire ici ?

- C’est mon père qui m’envoie.

- Pourquoi t’envoie-t-il ?

- Je ne sais pas… Il m’a dit d’aller chez les Pygmées…

- Pourquoi chez les Pygmées ?

- Je ne sais pas…

- Cherche !

- Ben… J’ai beau réfléchir, je ne trouve pas… Mon père parle peu, tu sais, mais je sais qu’il y a une idée cachée derrière chaque mot.

- Cherche… La réponse est en toi. Tu ne la chercherais pas, si tu l’avais déjà trouvée.

- Mon père est malade, peut-être m’envoie-t-il pour comprendre la cause de sa maladie.

- Ne t’occupe pas de la maladie de ton père, occupe-toi de la tienne… Retourne dans la case où tu étais enfermé et médite… Revoyons-nous demain. » (p. 27)

La Verticale du cri raconte ainsi le plus naïvement possible – c’est-à-dire étymologiquement, le plus « naturellement » possible – le parcours fait d’allers et retours entre le narrateur et la femme pygmée.

« - Ta tête est coupée du reste de ton corps. Tu ressembles à un instrument de musique désaccordé. Mais, si tu me fais confiance, on pourra peut-être parvenir à retrouver la note juste. Pour cela, il faudra d’abord te débarrasser de ta carapace, ensuite, de ta peau, que ta chair pourrisse, que les écailles de tes yeux tombent, que tes os se disloquent et ensuite seulement les esprits feront le reste. Ils rassembleront tout ton être, mais cela ne sera possible que si tu en fais la demande. Mais je te préviens, celui qui demande ne reçoit pas toujours. C’est un risque à prendre. C’est un acte de confiance. » (p. 36)

Comme dans tout récit initiatique classique, le lecteur n’est guère étonné de lire que la première étape par laquelle devra passer le narrateur sera de désapprendre tout ce qu’il a emmagasiné jusque là par la fréquentation des livres.

« - À force de passer ton temps dans les livres tu as oublié comment t’engager dans la forêt. À présent, tu es incapable de gagner le ruisseau qui coule sous tes yeux, tellement tu es vide. Il te faudra réapprendre à naître à toi-même. Naître, c’est apprendre. Apprends donc à te perdre dans la forêt. » (p. 56)

On comprend vite que l’initiation sera difficile, parfois douloureuse et semée d’échecs et de doutes.

Essentiellement nocturne, elle passe par l’humilité, symbolisée, d’une part, par la voix des enfants – cet  âge fragile mais incroyablement réceptif à la nature –, d’autre part, par la nécessité de (re)devenir sourd et aveugle, de boucher les yeux et les oreilles physiques pour (re)voir et (ré)entendre par ses sens intérieurs et profonds.

« - Tu entends trop. Demain, dès l’aube, au chant de la première perdrix, nous irons à la rivière pour te fermer les oreilles.

Me fermer les oreilles ? Je m’attendais au contraire à ce que Tala m’ouvre les oreilles afin que j’entende mieux. Décidément, tout ne se passe pas ici comme on s’y attend. On me crève les yeux. On m’étoupe les oreilles ! » (p. 89)

Désapprendre le savoir livresque, se méfier des idées convenues, de l’emprise du temps et de l’espace, de la perception des sens, tous ces éléments qui font passer du stade d’impétrant à celui d’initié, ponctuent le récit au fil des rencontres, qu’on devine fréquentes, des rencontres où il faut à Tala faire preuve de patience et répéter sans cesse, comme le professeur de philosophie face à ses élèves. Son interlocuteur se montre longtemps incapable d’entendre. Les questions de la féticheuse restent sans réponse, elles tombent dans le vide, de même que le discours du narrateur, imbibé des pensées des philosophes du passé, sonne « creux » aux oreilles de la vieille femme, qui l’interpelle inlassablement :« Relève-toi, sors de tes livres et écoute-moi. » (p. 57).

Dans ce récit entre initiation et philosophie, Gaston-Paul Effa choisit par moments de se montrer au lecteur sous la figure du professeur de philosophie qu’il est dans la vie. Cette posture, à la fois généreuse et humble, permet de jouer comme un miroir à un double niveau. Il met ainsi en scène un échange permanent dans les apprentissages entre les différentes voix. Seule Tala reste en surplomb, au-dessus de tous, ce qui n’empêche que la « sagesse », que l’on aurait envie de trouver dans un cours de philosophie, ne peut être chez elle qu’une sagesse partagée et composite. Elle prend un peu à chacun pour rendre à tous et enrichir le plus grand nombre, au sein d’un lieu d’échanges idéal, à la manière de Socrate marchant parmi ses élèves.

Si l’exercice de la marche n’est cependant pas présent de manière aussi systématique, puisque les rencontres avec Tala ont besoin de l’immobilité et de l’intimité du lieu clos, le narrateur parcourt néanmoins de multiples trajets, à commencer bien sûr par ceux qui le mènent jusqu’à son Cameroun natal désormais lointain, mais surtout bien d’autres, essentiels, qui sont autant de routes à travers la forêt.

« Quatre heures du matin. Tala avait envoyé trois petits garçons qui m’avaient gentiment fait comprendre que je devais abandonner mes chaussures pour les suivre. Un chien galeux et fou nous accompagnait. Le guide, c’était lui. Les enfants le suivaient et je suivais les enfants, dans le fortuit et l’aléatoire. » (p. 39)

« Le lendemain les enfants étaient revenus, accompagnés du chien galeux. Je n’étais pas encore sorti des chemins où j’avais erré la veille et essayais encore de leur donner sens dans ma mémoire, ce que certains auraient appelé réfléchir, qu’ils m’invitaient déjà à les suivre. » (p. 41)

« C’était la loi des séries en somme. Les enfants m’avaient fait signe au matin du troisième jour. Il faisait chaud, si terriblement chaud que la forêt semblait en flammes. Au-dessus de nos têtes, j’avais la certitude d’avoir vu brûler des arbres que la foudre avait frappés. C’était en plein jour de saison de pluie. Enfin, je le crois, car j’avais un peu perdu la notion du temps.

Spectacle saisissant que cette ardente auréole, conjonction de la terre, du ciel et de l’enfer, me disais-je. Cet embrasement dont je gardais le souvenir était d’un autre ordre, plus familier que celui dont parle le Livre saint dans l’épisode du Buisson ardent, plus ordinaire, mais combien dévorant. Je suivis l’essor de ce feu dès quatre heures du matin. Les enfants parlaient entre eux avec abondance et émotion. Je me sentais définitivement à l’écart. » (p. 43)

D’étape en étape, le récit définit un tracé qui ressemble à une constellation. L’être humain y figure comme un élément du cosmos parmi les autres. Il appartient à la nature, mais ne la domine pas. Au contraire, il y cherche son double et quand il l’a trouvé, c’est comme si deux parties de lui-même se réconciliaient. L’harmonie originelle se reforme, l’équilibre se recrée, comme le raconte avec tant de poésie la langue de Gaston-Paul Effa :

« L’histoire humaine a changé le jour où elle a croisé la galaxie de la chèvre. Au fil des nuits sans sommeil, ma fascination elle aussi grandissait à force d’entendre sa voix trouer la voûte étoilée. (…)

Il fallait venir ici, dans cette forêt pygmée, pour découvrir le nouveau visage de la chèvre. Celle qui suivait, écoutait Tala n’avait pas besoin de parler : son seul regard suffisait.

J’avais appris à aimer la puanteur intense de ces animaux, nains, moyens ou grands. De toutes les chèvres qui étaient dans la cour, il y en avait une pour qui les nuits de consultations et de soins n’étaient jamais trop longues. Elle veillait aux côtés de sa maîtresse, prête à charger lorsqu’elle jugeait qu’un patient devenait importun. Tala l’appelait son double animal. Elle broutait l’herbe, de même qu’elle se plaisait à partager les fruits que les patients apportaient en offrande. » (p. 107)

Ainsi l’auteur progresse sur son propre chemin en observant les cas pratiques « traités » par la féticheuse. Les gens, riches comme pauvres, viennent la trouver pour être « guéris » et retrouver l’harmonie. Les histoires de vie qui se succèdent dans la cour de Tala lui enseignent toutes quelque chose de lui-même. Ainsi, quand meurt Tala, mieux qu’il ne l’avait fait avec son père, il sait maintenant accueillir sa mort :

« Voici que j’apprends que tu t’es retirée seule dans la forêt, pour mourir. Je m’étonne d’abord que personne ne soit allé à ta recherche. Dans les temps modernes, la moindre disparition donne lieu à des signalements, des avis de recherche, des battues. Là-bas, rien de tout cela. Àl’heure où la découverte d’un corps permet de faire le deuil et signe concrètement et réellement la mort, tu avais exigé que l’on ne te recherche pas.

Je me ravise. Il me faudrait user d’interminables phrases pour exprimer la communion de ton corps avec la nature et pour évoquer ta singularité comme une graine au vent qui attend la germination. » (p. 164)

Le temps semble accompli, et, parce que tout récit initiatique doit comprendre sa fin pour être complet, de sa renaissance dans la forêt pygmée vers une plus grande symbiose avec la nature, la dernière étape est franchie. Au terme du parcours, comprenant enfin que c’est lui-même et non un autre qui était malade, le narrateur peut donc considérer à son tour qu’il a atteint la « guérison ».