Chronique - Fabienne Kanor, cette voix singulière en Louisiane

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

Fabienne Kanor, cette voix qu’on entend, si distincte dans le grand bruit de la littérature en langue française, sait entrer dans les blessures de la grande Histoire, de la petite aussi, pour reconstruire, révéler, des parts assez belles de notre commune humanité. Il en faut, du grand talent, pour que sa démarche ne tombe pas dans le registre du simple témoignage, du simple militantisme, il en faut, du grand talent, pour que, s’engageant sur des pistes déjà arpentées par d’autres, un écrivain parvienne à ce degré de singularité. Parce que Fabienne Kanor est une artiste singulière. Elle vient encore de le prouver par son dernier roman, Louisiane, paru récemment aux éditions Rivages, elle vient de prouver encore, par sa langue, par l’atmosphère qu’elle crée, par le rythme qu’elle donne à ses phrases et, ainsi, à la vie de ses personnages, que sa plume ne bave pas, non, elle ne bave pas, elle est incisive, fait jaillir une belle lumière au cœur même des ombres qui pèsent sur les épaules de plusieurs siècles.

L’histoire, ou, mieux, le prétexte de ce nouveau roman : Nathan, un Français d’origine camerounaise (il est arrivé en France à l’âge de douze ans), à la vie plutôt terne (sans sa femme française blanche, qui assure l’essentiel, dirions-nous pour simplifier, avec qui le lie encore moins l’amour que l’habitude, les choses auraient été pires), décide de partir à la Nouvelle-Orléans sur les traces d’un oncle qu’il n’avait jamais vu, pas même en photo, qui était, dans la famille, réduit finalement à un prénom composé, Étienne John Wayne Marie-Pierre.

Pourquoi partir sur les traces de cet homme ? Eh ben, la réponse est simple : « J’avais décidé d’en faire mon héros », nous dit Nathan (page 17), qui porte en lui le rêve de devenir écrivain. Nathan était en vérité à la recherche d’un supplément d’être, il se cherchait lui-même à travers cet oncle, qui, s’il parvenait à le ressusciter au moins comme héros de son œuvre « éclipserait le père mon géniteur. Il me rendrait l’orgueil qu’on m’avait confisqué. Il me débarrasserait de ce manque-à-être qui depuis près de quarante ans, depuis que nous avions fui Yaoundé précisément pour nous établir à Paris, exsudait comme un abcès. J’avais beau avoir grandi, je me sentais racornir. Le passé m’avariait » (page 17), ce que ne savait absolument pas sa femme Jeanne.

L’oncle au prénom composé, c’était le seul de sa génération à être parti, il avait rêvé gros (Nathan n’hésite pas à le comparer à des aventuriers aux pieds nus comme Jean Rouch), le seul de sa génération à être parti, mais surtout à avoir dépassé les frontières du continent africain pour le gros Ouest des États-unis. Que savait-on exactement de son aventure ? « Il avait embarqué à bord d’un cargo qui faisait la navette entre Douala et la Nouvelle-Orléans. Il était resté une dizaine d’années en Louisiane où il avait buriné comme ouvrier agricole dans une plantation, puis il était mort dans des circonstances mystérieuses. D’après certains, car il y a toujours au moins deux versions à une histoire, on avait repêché son corps pourri dans un bayou. J’avais réclamé des détails. C’est grand, la Louisiane. Mais ma mère ne s’était plus souciée de me répondre, obnubilée par sa nappe à ne pas tacher et l’opinion de Mathieu sur son filet de veau » (page 17).

J’insiste sur cette page 17, car elle est l’une des rares où, dans ce roman, il sera finalement question de l’oncle au prénom composé, l’aventure de Nathan ayant en vérité pris une autre dimension, s’étant transformée en une sorte de voyage au cœur de la Louisiane du passé le plus lointain et le plus proche et du présent, à travers les personnes qu’il va rencontrer, Denim, la femme chez qui il a loué une chambre, Zaac, cet homme qui donne au roman un souffle particulier, Jeri, cette femme sur qui, c’est arbitraire, nous allons nous arrêter un peu : « Jeri entrait dans sa quarantaine avec un lycéen qu’elle abecquait toute seule, une tante malade, une mère alcoolique, un oncle activiste et deux doctorats. Après des études d’avocate, elle avait trempé dans les sciences politiques, l’anthropologie et la littérature haïtienne. Elle chevrotait le français. Elle était allée en Haïti une fois. Elle me racontait tout cela en dégustant ses filets de catfish et en remontant les bretelles de sa robe qui tombait en plis mous sur son ventre » (page 89).

Je cite ces quelques lignes sur Jeri parce qu’elles seules suffiraient à nous donner une idée des complexes biographies des personnages kanoriens dans ce roman, femmes et hommes dont les parcours ne sont jamais rectilignes, tant ils jonglent à l’intérieur d’une Histoire dont ils sont issus, qu’ils portent, qui explique leurs discours, leurs attitudes… Nous sommes dans la Nouvelle-Orléans, dans l’un de ces coins d’Amérique où les Noirs ont subi la loi de l’esclavage, dans ce coin d’Amérique où une catastrophe naturelle avait ouvert les yeux de l’humanité sur la réalité du ‘‘tiers-monde’’ au cœur des États-unis. Nous sommes à la Louisiane, où Fabienne Kanor nous entraîne dans le vif de la vie. Il y a tout, c’est la vie, c’est l’existence, il y a tout, la mort, la musique, les douleurs, les rires, l’alcool…, il y a tout, c’est la vie, c’est l’existence au pluriel. Mais c’est banal de le rappeler. Ce qu’il y a surtout dans Louisiane, c’est la musique d’une artiste qui vient en mélodies variées se faire une place dans notre tête, dans notre cœur, ce qu’il y a surtout c’est le talent de Fabienne Kanor, son talent à nous enchanter (même) au cœur des douleurs. Donc, ce que j’ai tenté de dire de ce roman n’a qu’un sens : inviter à le lire, car, c’est seulement à sa lecture qu’on comprendra pourquoi j’insiste sur la singularité de Fabienne Kanor.