Hier comme si c’était aujourd’hui : virus

Une chronique littéraire de Sami Tchak - source: CEC

En 2017, Véronique Tadjo, artiste peintre, romancière et poète dont l’œuvre globale, dans toutes ses formes, bénéficie déjà d’une grande renaissance, publiait un roman titré En compagnie des hommes. C’est le texte d’une humaniste qui maintient son rêve d’une harmonie de tous les éléments du Mystère au-dessus des tragédies sérielles dont elle est témoin et rend compte. Véronique Tadjo, c’est l’écrivain dont la conscience sur la cruauté de notre monde est aiguë, mais qui n’accepte pas de sombrer dans le pessimisme facile. C’est l’écrivain qui croit en la capacité des artistes à avertir, à éduquer, à empêcher…

En compagnie des hommes entre parfaitement dans cette ligne, dans cette vision du monde de l’auteure. Ce roman, c’est le moment, le meilleur moment, de le (re)lire, car, ce que l’auteure y peignait dans une sorte de conte ou de fable nous renvoie à la situation que nous vivons aujourd’hui avec le coronavirus (Covid 19). Oui, son roman partait aussi d’un virus, le virus d’Ebola. Roman, conte, fable, oui, mais, il s’agit surtout d’un tableau hyperréaliste sur l’épidémie provoquée par le virus Ebola et sur ce que cette épidémie vient dévoiler ou rappeler brutalement, cruellement. Ici, ce n’est pas tant la psychologie des personnages qui intéresse le lecteur, mais leurs discours qui se succèdent de façon linéaire pour raconter la même tragédie ou accuser. Oui, le baobab parle, il accuse les hommes d’avoir rompu un certain équilibre de la nature, d’avoir oublié des liens spirituels qu’ils entretenaient avec la nature. Le baobab, arbre premier, les met en garde contre les dangers pour eux-mêmes de leur vision du monde, de leur rapacité, il leur dit qu’ils peuvent avec leurs savoirs, leurs techniques, aller conquérir d’autres espaces, mais s’ils ne savent pas vivre sur la terre, ils ne vivraient pas mieux ailleurs. La chauve-souris parle, c’est par elle que le virus est arrivé aux hommes, mais elle n’aurait pas été l’intermédiaire entre le virus et les hommes si deux petits garçons ne l’avaient pas tuée et mangée. Elle n’est donc pas responsable de ce malheur. Ebola, le virus, lui-même parle. Lui, il était tranquille dans la nature, dans la forêt, dans le corps de la chauve-souris. Il ne serait pas venu aux hommes si eux-mêmes n’étaient allés le chercher. Il n’y est pour rien. Et il avertit : il était là depuis longtemps et tant que les hommes dérangeront l’ordre des choses, ils réveilleront l’agressivité d’autres virus qui ne sont pas là pour leur nuire.

Dès les premières paroles du baobab, il apparaît clairement que, dans cette tragédie, alors que les victimes sont les hommes, les accusés seront aussi eux. Mais, leur propre responsabilité dans ce qui leur arrive ne réduit en rien la cruauté de la maladie. Il ne s’agit pas de n’importe quelle maladie, mais de celle qui oblige le personnel médical à refuser aux malades la présence de leurs proches. La mère doit s’éloigner de son enfant, le mari de sa femme, la femme de son mari… Les morts ne peuvent être dignement inhumés. Ce sont les liens sociaux sur lesquels reposait l’équilibre collectif qu’il fallait suspendre, pour que les malades ne deviennent les vecteurs de la mort de leurs proches. Qu’ils meurent seuls donc, ou seulement entre les mains de ceux qui sont formés pour se charger d’eux, sont équipés pour les accompagner. Le virus vient dévoiler tant de carences liées à la mauvaise gestion, tant de manques, tant d’incohérences, mais surtout, ce qu’il dévoile, c’est l’impuissance face à cet ennemi puissant et invisible. Combat dur, exigeant, aux résultats incertains. Écoutons une voix de l’intérieur, la voix d’un membre du personnel médical : « Je suis conscient de l’immensité dressée devant nous. Les soins aux malades ne sont que des traitements de soutien. Il n’existe pas de médicaments efficaces contre le virus. L’important, c’est de réhydrater le malade. Beaucoup de liquides, autant que possible. Alimenter aussi par voie orale et, si ce n’est pas possible, par voie intraveineuse. Il faut donner des comprimés pour contrôler la fièvre et surveiller les problèmes gastro-intestinaux, traiter la douleur, faire diminuer l’anxiété. Les patients sont devenus des proies faciles. Il faut soigner les maladies qui se greffent sur leurs corps atteints : infections bactériales, paludisme, typhoïde, tuberculose. Il ne faut pas s’arrêter de soigner, même quand les malades semblent être sur le seuil de la mort » (page 46). La maladie, cela ne se réduit pas au courage des infirmiers, des infirmières et des médecins à soigner, pas à la lutte des malades pour échapper à la mort, pas aux morts qui se comptent rapidement par dizaines, voire par centaines, la maladie, lorsqu’elle arrive ainsi, par un virus, l’épidémie plutôt, lorsqu’elle arrive par un virus, s’installe dans une zone d’abord, s’étend à d’autres régions, elle provoque des conséquences en chaîne. C’est ce que décrit un préfet (rappelons que nous sommes bien en République démocratique du Congo) : « L’économie s’effondre. Les activités ont cessé. Les échanges commerciaux avec les pays voisins sont interrompus, les frontières sont fermées, les projets d’infrastructures reportés. Les vols de la plupart des compagnies aériennes annulés. Les touristes disparaissent, les écoles, l’université ferment leurs portes. Les boutiques et les marchés sont désertés. Les paysans ne cultivent plus leurs champs. Les maladies ordinaires ne sont pas soignées. Plus de médicaments disponibles. Les traitements médicaux sont arrêtés brusquement. Si quelqu’un tombe dans la rue à cause d’une crise cardiaque, personne ne s’approche de lui. Il reste sans aide, jusqu’à ce qu’une ambulance l’amène dans un centre anti-Ebola où il ne devrait pas se trouver. Les femmes enceintes n’ont pas d’endroit où accoucher » (page 102). Cela nous rappelle quelque chose, n’est-ce pas ? Cela nous rappelle quelque chose bien, sûr ! Mais bien sûr : ce que nous sommes en train de vivre, actuellement, à l’échelle du monde, avec le Covid 19. Comment relire Véronique Tadjo avec son En compagnie des hommes sans oublier parfois Ebola pour avoir en tête plutôt Covid 19 ? Impossible. Le roman est écrit à la suite d’une tragédie causée par un virus et apparaît maintenant comme le récit à chaud d’une tragédie causée par un autre virus. Il ne s’agit pas d’une prophétie, il ne s’agit même pas d’une anticipation, mais, comme, ce que j’ai déjà dit, d’un tableau hyperréaliste. D’hier, il rejoint notre aujourd’hui et attend demain encore parce que les virus et les épidémies qu’ils déclenchent, cela a toujours existé et existera toujours, et, en général, à des échelles différentes, ça déclenche les mêmes phénomènes. Nous lisons ou relisons En compagnie des hommes comme si nous étions en train de suivre des informations. Oui, par exemple : « J’avais déjà été évacué quand la stratégie de la quarantaine fut imposée dans le pays que je venais de quitter. Comment aurais-je pu penser qu’un jour des hommes, des femmes et des enfants seraient traités comme des pestiférés et incarcérés de force, dans leur propre quartier ? Des policiers et des soldats en treillis, déployés par le gouvernement, bloquent les entrées et les sorties. Les habitants du bidonville se sont réveillés en sursaut » (page 110). Nous sommes enfermés actuellement dans bien de nos pays, tout semble s’être arrêté, oui, c’est ce que décrit Véronique Tadjo. Et ce que dit le médecin chercheur congolais découvreur du virus Ebola s’inscrit aussi dans les démarches actuelles pour trouver une solution, des solutions… Bien sûr, lui, il propose, et avec des arguments convaincants en tenant compte du contexte, le recours aux guérisseurs traditionnels, aux tradipraticiens, comme on les appelle, bien sûr, mais, au fond, il s’agit d’un tâtonnement dont les virus, Ebola y compris, rient, car, ils le savent, ils sont des milliards, et, à tout moment, l’un d’entre eux pourrait entrer en scène, il mettrait provisoirement à terre tous les savoirs sur les autres virus, il serait un étranger envahissant, qui imposerait ses propres logiques, il faudrait réajuster les armes existantes, en inventer aussi de nouvelles, pour le neutraliser ou réduire sa virulence. Bien sûr, dans ce roman, Ebola est vaincu (dans la réalité, il est là, toujours là), on fête partout sa fin, la vie reprend son cours, les activités suspendues reprennent, le beau temps après la tempête, oui, mais, le baobab qui a regardé tout cela, c’est à lui que reviennent les derniers mots, c’est donc lui que nous devons écouter encore, et lui, il nous rappelle que « La roue du malheur et du bonheur ne cesse jamais de tourner. La joie porte déjà en elle la tristesse de l’usure. Du désastre peut surgir la ténacité d’un renouveau. Tout se passe par en bas, tout se passe sous la terre. Je donnerai aux arbrisseaux le suc de mes racines. Et le destin des hommes rejoindra le nôtre » (page 167).

Oui, En compagnie des hommes, 176 pages, Don Quichotte éditions, 2017 : un écho sonore avec ce que nous sommes en train de vivre, à une échelle planétaire !