Chronique

Une chronique littéraire de Bernard Magnier - source: CEC - 

Parmi les écrivains sud-africains, J.M. Coetzee a toujours eu une place singulière, novatrice et distante vis à vis de l’actualité immédiate. Si certaines de ses oeuvres se situent en Russie, au Vietnam, sur une île déserte, ou parfois dans des contrées indéfinissables, d’autres trouvent place au coeur même de l’Afrique de sud. Il en va ainsi de Michael K, sa vie, son temps. Marqué à sa naissance par “une lèvre qui se retroussait comme un pied d’escargot”, Michael K, dès ses premiers contacts avec la vie, se retrouve en marge de la société, comme en retrait du monde dans lequel il vit. Rejeté par tous, c’est lui qui entreprend de reconduire sa mère agonisante sur sa terre natale. Échouant dans sa tentative désespérée, il décidera de poursuivre le voyage avec les cendres de la défunte. Dès lors, l’impossible quête atteint les limites de l’insoutenable et son épopée ressemble à une effroyable errance tragique à force de dérisoire obstination, à une terrible descente aux enfers de... la vie.

Pour conter cet extraordinaire voyage, le romancier semble vouloir éviter tout ce qui pourrait constituer une sorte de réalisme, avec ses certitudes définitives et son manichéisme premier. Aucune phrase ne vient ici flatter nos bons sentiments, toujours prompts à se mettre en alerte pour quelques éphémères protestations indignées. Michael K est-il noir ou blanc ? Rien ne nous permet de le dire avec certitude. La banalité du nom, l’absence d’état-civil font immédiatement penser aux personnages de Beckett, à N. dans La Parodie de Nabokov et, bien sûr, à son homonyme kafkaïen. En combattant ainsi, Michael K rejoint ainsi l’énigmatique arpenteur du “Château”, il est aussi un autre “cavalier à la triste figure” luttant contre d’autres moulins, proche parent de Meursault, “étranger” à ce qui l’entoure comme pouvait l’être le personnage de Camus.

Cet anonymat ne nous éloigne pas du tragique destin de ce héros. Sa faiblesse émeut et nous rend proche ce naufragé du monde, hors des normes, de l’histoire et du temps, ce zombie de passage dans un monde perturbé, d’une lucidité qui côtoie l‘absurde. Le roman est prenant, d’une brutalité oppressante et dérangeante, offert sous la même écriture froide et abrupte, le même détachement, la même redoutable et angoissante nudité qui font la marque de l’ensemble de l’oeuvre du romancier sud-africain.

Tandis que ses compatriotes, Noirs et Blancs, dénonçaient sans détour la politique d’apartheid, J.M. Coetzee, non sans partager ces mêmes idées, donnait volontiers à ses oeuvres une distance. Sa distanciation, pour surprenante qu’elle soit, lui a permis de créer des personnages qui, au-delà des époques, des lieux et des races, sont avant tout des hommes. Blessés, douloureux et meurtris, ils sont en cela des semblables et, en ce sens, permettent à leur créateur d’atteindre à l’universel.

Ainsi, dans Terres de crépuscule, J.M. Coetzee dresse en parallèle la destinée violente de deux héros, l’un exerçant ses “talents” durant la guerre du Vietnam, l’autre étant un Boer conduisant une expédition au XVIIIème siècle sur le sol sud-africain. Dans Foe, dont le titre renvoie immédiatement à l’auteur des Aventures de Robinson Crusoé, Coetzee imagine la rencontre sur une île de son héroïne, Suzanne Barton, avec un certain Cruso et son serviteur noir Vendredi... Dans En attendant les barbares, le colonel Joll vient enquêter sur les assaillants imaginaires qui menacent la tranquillité d’une oasis perdue “aux confins de l’Empire” et dominée par un potentat local, narrateur du récit. Avec Le Maître de Pétersbourg, il nous conduit dans la Russie du XIXème siècle sur les traces de son illustre confrère, Fédor Dostoïevski, qu’il imagine en quête d’informations sur les mystérieuses conditions dans lesquelles son beau fils se serait suicidé quelques temps auparavant...

Mais J.M. Coetzee sait aussi ancrer ses oeuvres dans le territoire sud-africain. Ainsi dans Au coeur de ce pays (Dust pour la version anglaise et pour le film adapté de ce roman), Magda, l’héroïne est une autre solitaire vivant avec son père et un couple de serviteurs, prise entre deux obsessions : celle de n’être pas un homme, celle de n’être pas encore femme. Elle conte son “histoire stupide en cul-de-sac”, “en deuil de toutes les fonctions qu’on ne lui pas données” avant de livrer cette terrible confession : “je suis une erreur”. Dans L’âge de fer, J.M. Coetzee choisit d’explorer et de nommer les tourments, le malaise et l’impuissance de la communauté progressiste blanche sud-africaine, vus à travers les dernier instants d’une femme atteinte d’un cancer. Il exploitera à nouveau cette piste du malaise individuel, miroir d’une société dépassée par l’Histoire et en recherche d’elle-même dans Disgrâce. De même qu’il est allé sur les traces pionnières de sa propre enfance dans Scènes de la vie d’une jeune garçon.

Ainsi, les romans de Coetzee sont loin des évocations réalistes de l’Afrique du sud et si l’on ne peut jamais oublier totalement le pays d’origine de l’auteur, la portée de son oeuvre ne peut être limitée à la seule Afrique du Sud. C’est sans doute ce qui a conduit, en 2003, les jurys du Prix Nobel de littérature à le récompenser et faire de ce romancier le second lauréat sud-africain après Nadine Gordimer, en 1991, et le troisième pour le continent après le Nigérian Wole Soyinka, en 1986. Un romancier salué par la critique et plusieurs prix prestigieux de par le monde. Un écrivain majeur de notre temps.