{ Ken Bugul }

Chronique

Chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC -

La radio nationale d'un pays africain vient d'annoncer le dernier décret du dictateur : "tuer les fous qui raisonnent et ceux qui ne raisonnent pas". Après de brillantes études universitaires, Mom Dioum n'a pu trouver de travail conforme à ses compétences. Il ne lui reste plus que ses charmes comme dernier secours. Mêlée à un meurtre sur la personne d'un proche du dictateur, elle entre dans la clandestinité. Une errance initiatique et déchirante, à l'issue de laquelle elle doit choisir entre la folie et la mort. Tel n'est-il pas le destin tragique de l'Afrique actuelle ?

La folie et la mort est, comme l'indique le titre, un récit de déchéance et de dissolution. Mom Dioum, l'héroïne, vient de rentrer précipitamment dans son village situé dans "le Diéri". Jadis, elle avait quitté son patelin pour des études en ville. Malgré un DEA obtenu à l'université de son pays, elle n'a jamais pu trouver un travail conforme à ses compétences. Elle est ainsi passée par tous les petits boulots, minée par la honte de rentrer bredouille au village. Jusqu'au jour où un proche du chef de l'Etat la recrute comme "mirage" sur un magnifique bateau en villégiature. En compagnie d'autres filles de rêve, elle doit simuler "la sirène des eaux" devant les puissants du régime, empêtrés dans la magie et la superstition qui doivent prétendument leur assurer la pérennité du pouvoir. Mom Dioum y assiste à un crime rituel sur un albinos. Elle se voit contrainte à prendre la fuite. Un communiqué de la radio l'accuse dudit crime. Désormais, elle est condamnée à la clandestinité.

Le pays est en pleine tourmente, désarticulé qu'il est par une dictature féroce, ubuesque. Et par un dictateur dont le dernier décret fait couler beaucoup d'encre : "Tous les fous qui raisonnent, et tous les fous qui ne raisonnent pas, donc tous les fous, doivent être tués sur toute l'étendue du territoire national"[1]. Cette taxonomie, volontairement imprécise,  est le prétexte idéal qui permet au président de se débarrasser "légalement" de tous les opposants et de tout citoyen qui gênerait sa folie de grandeur.

Mom Dioum ne s'attarde pas dans son village. Avant de repartir, elle se confie à son amie d'enfance Fatou Ngouye : "je veux me tuer pour renaître"[2]. En réalité, elle a décidé de se faire défigurer à travers la terrible épreuve du tatouage des lèvres, épreuve que passent les femmes qui ont choisi de montrer leur courage devant la souffrance. Celle-ci est indicible car il s'agit, une journée durant, de subir l'assaut interminable d'une botte d'aiguilles fines maniées d'une main experte par la tatoueuse traditionnelle, et revisitant sans répit les plaies ouvertes…

Mom Dioum n'aura pas le courage d'aller au bout de cette cruelle pratique ancestrale (et pourquoi n'est-elle réservée qu'aux femmes ?). Défigurée de manière encore plus horrible par ce travail inachevé, elle prend la fuite mais n'ose plus revenir dans son village. Lucidement, elle choisit la folie comme refuge. Elle finit tout naturellement dans un hôpital psychiatrique.

Trois autres récits tissent, avec celui de Mom Dioum, une trame complexe et tout en effets de miroir. Il y a d'abord le tragique destin de Fatou Ngouye, l'amie d'enfance partie à la ville en compagnie du cousin Yoro pour rechercher Mom Dioum. Elle finit en statue pétrifiée à l'entrée du marché central de la ville, après avoir  été accusée de vol, arrosée d'essence et brûlée…

Yoro, devenu le compagnon sexuel d'un "coopérant", finira assassiné après un séjour en Europe. Yaw, un paisible villageois, échoue dans le même hôpital psychiatrique que Mom Dioum après avoir dénoncé la duplicité des vieux de son village, qui se faisaient passer pour des "ancêtres" et en profitaient pour assassiner rituellement les enfants du village. Mom Dioum sera étranglée à la morgue de l'hôpital par Yaw, son tout nouvel amoureux, après qu'ils aient fait passionnément l'amour, au milieu des cadavres…

La folie et la mort est le quatrième roman de Ken Bugul, de son vrai nom Mariètou Mbaye Bileoma. Ken Bugul est née en 1947 au Sénégal. Elle fait ses études supérieures à Dakar et en Belgique, où elle connaît la pénible expérience du racisme et des paradis artificiels. Elle tirera de cette période trouble et de cette errance ses trois premiers livres[3]. En 1986, elle devient fonctionnaire internationale chargée de programmes de développement en Afrique centrale. Depuis 1994, elle s'occupe essentiellement de son travail d'écrivain.

Comme Ken Bugul l'affirme elle-même dans une interview[4], le destin bouleversant de Mom Dioum est une allégorie des désastres qui déchiquettent l'Afrique actuelle, avec leur cortège de guerres, d'endettement, d'épidémies et d'incurie. L'auteur ne se prive pas d'en dresser une longue liste, tout au long du récit. Elle propose que l'Afrique "meure" d'abord avant de "renaître", conformément au souhait de son héroïne…

Cette "folie" qui détruit et l'héroïne et l'Afrique déteint également sur la structure du récit lui-même. La savante machine narrative mise au point par Ken Bugul mériterait une étude plus conséquente. En voici les ingrédients essentiels : répétitions incantatoires de mots, de phrases, de paragraphes, voire de pans entiers du récit ; usage abondant du questionnement oratoire, de l'analogie proliférante et du merveilleux. Et, en bouquet final : un mélange éblouissant de types de discours, parmi lesquels les discours directs, directs libres, indirects, indirects libres… Mélange auquel fait écho une déroutante rotation de narrateurs. A notre connaissance, c'est le premier roman dans lequel la radio (phénomène médiatique assez récent mais très répandu sur le continent) tient lieu de personnage à part entière[5], rythmant la pulsation du récit par les nouvelles qu'elle diffuse sans arrêt. Non seulement elle complexifie la narration mais elle ouvre également la voie à d'autres types narratifs, tels les sketchs diffusés sur ses antennes et intégrés à la trame de l'intrigue.

Ce roman et d'autres[6] font de Ken Bugul une des plumes les plus prometteuses de la littérature africaine de la dernière génération.

[1] BUGUL, Ken, La folie et la mort, Paris, Présence Africaine, 2000, p. 12.

[2] Ibidem, p. 28.

[3] Il s'agit de Le Baobab Fou, Cendres et Braises et Riwan ou le chemin de sable, qui constituent sa trilogie autobiographique.

[4] Interview de Ken Bugul par Renée Mendy-Ongoundou, Amina, mai 2001.

[5] En réalité, elle peut être considérée comme le personnage principal du récit, de part la présence massive de son discours.

[6] En 2003, elle publie De l'autre côté du regard (Paris, Le Serpent à Plumes).