Chronique

Chronique littéraire de Bernard Magnier - source: CEC - 

Après l’évocation critique des nouveaux pouvoirs, dès1968, avec son premier roman, Les Soleils des indépendances, ce maître-livre devenu une référence ; après le passé colonial revisité dans Monné, outrages et défis en 1990 et la virulente dénonciation des dictatures africaines contemporaines dans En attendant le vote des bêtes sauvages, en 1998, Ahmadou Kourouma plongeait, en 2000, avec Allah n’est pas obligé, au cœur de l’Afrique meurtrie dans la chair de ses enfants-soldats. Un titre qui allait devenir le dernier roman achevé par l’immense écrivain ivoirien décédé en 2003 qui bien que n’ayant que peu publié a laissé une trace fondamentale dans l’histoire littéraire africaine.

C’est pour tenir une parole donnée aux enfants de Djibouti rencontrés lors d’un salon du livre qu’Ahmadou Kourouma dit avoir écrit ce quatrième roman dont la dédicace traduit les intentions de l’auteur “aux enfants de Djibouti : c’est à votre demande que ce livre a été écrit”. Le héros (mais le terme paraît bien impropre) est, en effet, un enfant, un orphelin en déroute, un “small-soldier, pas plus haut que le stick d’un officier”. Un petit malinké de Côte d’Ivoire qui se présente lui-même ainsi : “M’appelle Birahima. Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis p’tit nègre parce que je parle mal le français. C’é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain; si on parle mal le français, on dit on parle p’tit nègre, on est p’tit nègre quand même. Ca c’est la loi du français de tous les jours qui veut ça”.
Flanqué de Yacouba, un “vrai grand quelqu’un”, féticheur et “multiplicateur de billets”, Birahima part en quête de sa tante et d’un destin tragique et se retrouve enrôlé dans les conflits qui sévissent au Liberia et en Sierra Leone, des pays “fantastiques” en proie à la “guerre tribale”... Emporté dans ces impitoyables ténèbres, il perdra bien vite les repères de l’humain pour céder à la dérive la plus inexorable. Rapidement initié (“le colonel m’apprit lui-même le maniement de l’arme. C’était facile, il suffisait d’appuyer sur la détente et ça faisait tralala... Et ça tuait; ça tuait, les vivants tombaient comme des mouches”), Birahima voit mourir ses jeunes compagnons d’arme et apprend bien vite que “les animaux traitent mieux les blessés que les hommes” et que, dans un tel monde, la vie “ne vaut pas le pet d’une vieille grand-mère”... Au cœur de la tourmente, Birahima vit et subit toutes les horreurs de la guerre et toutes les monstruosités qui l’accompagnent. Rien ne lui sera épargné et, de ses 10 ou 12 ans (sa mère et sa grand-mère ne sont pas d’accord sur son âge !), il côtoie la mort quand il ne la provoque pas lui-même, en jouant à tuer, avec une kalachnikov en guise de game-boy, comme d’autres, au même âge, jouent au football ou aux billes.
Au terme de sa descente aux enfers, il s’est constitué un superbe butin de quatre dictionnaires (le dictionnaire Larousse et le petit Robert, l’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire et le dictionnaire Harrap’s) et c’est avec l’aide de ces livres et la consultation maladroite qu’il en fera que Birahima entreprend de conter son aventure “avec les mots savants français de français, toubab, colon, colonialiste et raciste, les gros mots d’africain noir, nègre, sauvage, et les mots de nègre de salopard de pidgin”. Ainsi, tout au long de son récit, chacun des mots relevant de la compétence de ces quatre répertoires va être expliqué et livré au lecteur en français standard. Une attention que le narrateur adresse à ces futurs lecteurs puisque, selon ses propres termes, “son bla-bla-bla est à lire par toute sorte de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit veut dire genre)”.
Dans ce récit, teinté d’un humour caustique, l’innocence du regard et la naïveté de certains des propos rendent encore plus insoutenable la situation de ce gamin de la guerre qui n’est plus seulement une de ses victimes mais aussi l’un de ses acteurs, voire l’un des premiers rôles dans cette distribution de l’horreur. Birahima rejoint ainsi sur les routes incertaines de l’enfance en détresse, le “gamin” de Bogota, le “pixote” de Rio et tous les “kids” de Harlem ou du Bronx et, plus encore, le destin de Mené conté par le Nigérian Ken Saro-Wiwa dans Sozaboy, pétit minitaire, ce pauvre héros apprenti camionneur, emporté par amour et contre son gré dans la guerre du Biafra. Depuis, les enfants-soldats ont, hélas, poursuivi leur “carrière” dans l’actualité du continent et d’autres romanciers (ainsi le Congolais Emmanuel Dongala avec Johnny chien méchant ou le Béninois Florent Couao-Zotti avec Charly en guerre) ont également mis en scène leurs tristes destinées.
Au-delà de la dérive individuelle de son jeune “héros”, l’écrivain ivoirien entreprend aussi, dans la droite ligne de son précédent roman, une violente dénonciation des régimes en place, des complicités et des compromissions dont ils bénéficient. Ici le romancier chasse à découvert, sans recourir à des noms d’emprunt et autres métaphores patronymiques. Il signe ainsi un superbe roman, cocasse et douloureux, dont le titre est, en fait, la première partie d’un phrase plus longue “Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas”...
C’est avec ce livre qu’Ahmadou Kourouma allait véritablement obtenir la consécration et rencontrer un large public occidental. Le prix Renaudot lui fut attribué à Paris (plus de trente ans après Le Devoir de violence du Malien Yambo Ouologuem en 1968) ainsi que le Prix Goncourt des lycéens, ce qui, un an après le prix du Livre inter et le prix Tropiques pour En attendant le vote des bêtes sauvages, a fait de ce colosse des lettres africaines depuis longtemps enseigné dans les lycées et universités du continent africain, l’un des très rares auteurs africains à connaître un large (et très mérité) succès dans le monde occidental.