Chronique

Une chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC

Depuis quelques années, nombre d'auteurs africains arrivés à la pleine maturité de leur art, ont entrepris de faire un retour réflexif sur leur parcours, leur métier littéraire et leur situation d'écrivains francophones. C'est notamment le cas du Camerounais Patrice Nganang avec "Manifeste d'une nouvelle littérature africaine" (2007) et du Congolais Alain Mabanckou avec "Le Sanglot de l'homme noir" (2012). Le dernier essai du Togolais Sami Tchak, "La Couleur de l'écrivain", ne déroge pas à cette pratique.

Sur un ton alerte et parfois proche de la confidence, mais qui n'est avare ni d'humour ni de lucidité, l'auteur passe en revue tous les enjeux situationnels des écrivains africains actuels, et particulièrement ceux de la diaspora. Ce sont ces enjeux et les thématiques qui en découlent que nous allons maintenant passer en revue.

La scénographie mise en place est celle d'un dialogue différé, en l'occurrence une série de questions adressées à l'auteur lors d'un débat public quelque peu tendu, et auxquelles il tente de répondre de manière plus sereine, en ayant pris le temps du recul. Dans le chapitre inaugural intitulé "Et ma peau ?", l'auteur plante le décor général à partir de l'accroche ci-après : "Lors de ce débat littéraire à Paris, animé donc pas le critique littéraire franco-congolais Boniface Mongo M'boussa, vous, Madame, une femme blanche dans le public, m'aviez demandé si je me définissais comme un écrivain noir. Je vous avais dit sèchement : 'je ne crois pas que cela ait une quelconque importance. Lisez plutôt mes livres' "[1].

Au-delà de cette réponse laconique, qui laisse percer l'agacement de l'auteur, se dresse une réalité pesante, qu'expérimente tout écrivain africain de la diaspora, pour ne pas parler de tout Africain, simplement. Voici l'analyse de l'auteur : "En utilisant l'adjectif "noir", au lieu de "africain" (écrivain africain), Madame, vous sembliez m'inviter à me définir à l'intérieur des frontières de ma peau, donc au-delà de mon pays et du continent qui le contient, ce petit Togo"[2].

Pourtant, il suffit de prendre à rebours la question de la dame pour en montrer toute l'inanité. Sami Tchak aurait pu lui rétorquer : "A supposer que vous rédigiez un roman, madame, l'écririez-vous en tant que 'Blanche' ?", et l'affaire serait entendue. Néanmoins, c'est l'occasion, pour l'auteur, de revenir à ses classiques de la Négritude et de la négro-renaissance, pour en conclure qu'on pouvait justement partir de cette histoire de mélanine pour aboutir aux "invariants de l'humaine condition", car chaque culture est, en réalité, une manière particulière de participer à l'humanité, dont personne n'a jamais eu le monopole, contrairement à ce que l'Occident a tenté de faire croire aux peuples colonisés jadis.

La deuxième question que l'auteur soulève est celle de l'identité, qui tient aux racines et, notamment, au nom donné à l'enfant en Afrique, patronyme qui lui garantit sa place dans la longue lignée des siens, morts ou vifs. Et là, sur le mode incantatoire, l'auteur nous décrit le chagrin de son père :

"J'ai eu un fils, Aboubacar Sadamba Tcha-Koura,

Qui s'est perdu dans le vaste monde

Pour devenir une plante sans racines

Au nom étrange de Sami Tchak"[3].

Le vrai reproche du père n'est pas le changement de nom, mais l'abandon de la pratique de l'islam. Ce à quoi l'auteur répond de manière admirable : "la littérature, pour moi, est une religion, avec ses prophètes dont je m'efforce de devenir un disciple digne"[4].

Sami Tchak aborde, tour à tour, les problèmes des immigrés de couleur en France, qualifiant au passage le racisme de "rage devant l'érection de l'Autre comme un être humain"[5] ; la question de la langue d'écriture, que certains qualifient de "butin de guerre coloniale" alors que d'autres la désignent comme le lieu par excellence de l'aliénation de la culture africaine. Là encore, l'auteur propose une réponse dénuée de tout fantasme : il n'a pas choisi le français. Les aléas de l'Histoire l'ont imposé à son pays comme à lui-même. Il l'a adopté comme il a adopté d'autres changements induits par le choc colonial. Ç'aurait pu être l'allemand… Mais l'auteur assume pleinement son choix, faisant de la langue de Voltaire "sa boussole dans le monde"[6]. De fatalité qu'il était au départ, le français devient, dès lors, un formidable outil de création artistique et de communication, à la dimension de l'imaginaire et des rêves de l'écrivain.

Mais il ne suffit pas de devenir écrivain. Il faut encore être lu. Et là, une fois de plus, l'auteur est d'une sagacité désarmante devant la situation tragique des écrivains africains francophones :

"écrire pour nous, dit-il, ne signifie pas faire vivre la langue d'un peuple, d'une nation ; écrire pour nous est un acte d'extraversion obligatoire, même pour ceux d'entre nous qui n'ont pas quitté leur pays. Or, la littérature, c'est aussi une nation derrière des hommes et des femmes, et, sur ce point, nous en sommes orphelins"[7].

C'est ce qui explique ces textes contrastés, dont les intrigues se déroulent loin de l'Afrique et dont certains auteurs se disent "écrivains tout court"[8], pensant de cette manière rejoindre directement l'universel sans passer par la case "nationale".

Enfin, face à l'exigence de l'engagement, si souvent réclamé pour Afrique, l'auteur reste vigilant : "Les bonnes intentions ne sont pas un obstacle à la bonne littérature, mais elles n'accouchent pas forcément du Voyage au bout de la nuit"[9].

L'essayiste aborde bien d'autres thématiques, dans ce qui apparaît comme le livre de la libre promenade dans la pensée, la géographie et l'art littéraire, l'auteur mêlant fictions et récits de voyage, comptes rendus et analyses sociologiques (Sami Tchak détient un doctorat en cette matière), se butant aux frontières de toute nature et ne travaillant qu'à les franchir et à les dépasser. Cette alchimie de textes si divers s'offre au lecteur comme un cocktail de pensées lumineuses et d'humour rafraîchissant. Mais Sami Tchak n'est pas dupe. Il est bien conscient que "les frontières les plus sclérosées sont en nous, celles qui nous claquent au nez les portes de l'Autre".

Pour conclure, il me paraît évident que cette propension actuelle des écrivains à scruter leur travail littéraire ainsi que leur parcours mérite d'être attentivement interrogée, en ce qu'elle dévoile comme désir et comme malaise.

[1] Sami Tchak, La Couleur de l'écrivain, Ciboure, La Cheminante, 2014, p. 11.

[2] Ibidem.

[3] Ibidem, p. 21.

[4] Ibidem, p. 23.

[5] Ibidem, p. 36.

[6] Ibidem, p. 46.

[7] Ibidem, p. 52.

[8] Ibidem, p. 53

[9] Ibidem, p. 83