Chronique

Une chronique littéraire de Jean-Claude Kangomba - source: CEC - 

 

Comme le sous-titre le laisse clairement entendre, Anya est le récit d'une quête initiatique. Cette quête a comme Graal fondamental la mémoire. La mémoire d'une femme d'une trentaine d'années, du nom de Anya justement, habitant un pays occidental (la Belgique est nommément citée à la page 79) et arrivée à la croisée des chemins en ce qui concerne le sens et l'orientation à donner à sa vie, ainsi qu'à celle de sa fille.

Guidée par un balisage onirique omniprésent (nous y reviendrons), elle entreprend un voyage de retour sur ses terres ancestrales, pour aller à la rencontre du benjamin de ses oncles, du nom de Vuluka, habitant le village Kalunga, à une centaine de kilomètres de Miji, capitale de province. Elle passera trois jours en sa compagnie. Trois jours d'échanges, d'apprentissage et de transmission filiale. Trois jours au terme desquels elle s'écriera : "Ne suis-je pas venue jusqu'ici pour m'enraciner ? Je quitte Kalunga comme une nouvelle graine qui germe : sa tige ne sort de la terre que lorsque les racines sont bien ancrées en profondeur"[1]. Ce à quoi son oncle répondra : "tu es venue pour la mémoire, ta mémoire, notre mémoire. Désormais, c'est toi qui la porteras. En ce qui me concerne, je crois avoir fait ce que je devais"[2].

Pour revenir au balisage onirique, le texte s'ouvre sur un rêve intitulé "Pont sans attaches" (p. 11) et se clôt sur un autre nommé "Pont de reliance" (p. 177). Ainsi la boucle est-elle bouclée. Entre les deux prennent place pas moins de vingt-deux incursions oniriques, étroitement liées aux étapes initiatiques que parcourt Anya, tantôt prémonitoires, tantôt explicatives, et de temps en temps gardant leur mystère complet et lourd. C'est donc à travers ce parcours onirique que nous apprenons, progressivement, quelques éléments de la vie de l'héroïne : son expérience douloureuse du racisme et de la solitude en Occident, le décès de son père et de sa mère, la nécessité de retrouver ses racines en "naissant de nouveau", par la magie initiatique de son oncle, qui apparaît ici comme une figure paternelle extraordinairement riche de bonté et de sagesse ancestrale. Et enfin, son souci d'indiquer à sa fille le chemin de l'épanouissement véritable, garant du vrai bonheur sur terre.

La facture initiatique de ce récit fait converger la majeure partie de ses embrayeurs sémantiques vers l'écoute attentive, la prise de parole responsable et l'apprentissage, qui requiert patience et persévérance. A sa nièce qui s'énerve devant les vérités qui lui échappent, l'oncle rétorque sagement : "il ne faut pas essayer de tout comprendre, ma fille. Il y a des choses qui nous échappent aujourd'hui, et qui nous échapperont peut-être toujours. Moi-même, certaines que je n'avais pas comprises à trente-cinq ans, je ne les comprends toujours pas aujourd'hui à quatre-vingt-trois ans" (p. 152). Quelle leçon d'humilité !

Cette couleur initiatique va loin car elle surdétermine de manière très lisible d'autres aspects du texte. A commencer par les noms en usage : Anya, qui signifie "tiens bon" ; Vuluka, "souviens-toi" ; Miji, "racines" ; sans parler du village Kalunga ("ce qui relie") et de Olol ("la parole"), nom de la contrée d'origine de Anya. Dans l'économie du texte, ce balisage est rendu encore plus massif par -chose rare pour une fiction- une section de "remarques onomastiques, généalogiques et générales" (p. 7) placée en tête du récit, paratexte dont la sémantique onomastique constitue une véritable mise en abyme du récit lui-même. Il y a ensuite cette typographie particulière qui, par l'italique, met en exergue les rêves par rapport au reste du texte, rêves "post-titrés" en majuscule, comme une sorte de conclusion à l'effort de connaissance. Il faut enfin mentionner le signe spécial qui sépare (et relie ?) les paragraphes et qui symbolise justement la connaissance et la maturité.

Clémentine Faïk-Nzuji Madiya est née le 21 janvier 1944 à Tshofa, en République Démocratique du Congo. Après avoir défendu une thèse en littérature orale traditionnelle, elle a enseigné dans maintes universités africaines. Elle est, depuis plusieurs années, professeur à l'université catholique de Louvain. Son champ de recherche est étendu, allant de la linguistique à la sémiotique en passant par la culture en général. Elle est l'auteur de nombreux essais[3], récits, nouvelles[4] et d'une chronique familiale fascinante : Tu le leur diras. Le récit véridique d'une famille congolaise plongée au cœur de l'histoire de son pays. Congo (1890-2000)[5]. Ce texte est une véritable contribution à l'histoire du Congo à travers les tribulations et les événements survenus dans -et autour de- la famille de l'auteur, avant et après l'indépendance du Congo. Etant donné la complicité aisément repérable entre cet ouvrage et Anya, on peut affirmer que ce dernier en est, sur bien des plans, le prolongement fictionnel au niveau du cheminement intérieur de l'auteur ; sur un ton certes plus retenu, mais vibrant d'une sensibilité aussi bouleversante que parfaitement maîtrisée.






[1] FAÏK-NZUJI, Clémentine, Anya. Roman initiatique, Bierges, Thomas Mols, 2006, p. 168.




[2] Idem, p. 169.




[3] Elle compte parmi les spécialistes du chant épique luba, le Kasala.




[4] Dont Lenga et autres contes d'inspiration traditionnelle, Lubumbashi, Saint-Paul Afrique, 1976.




[5] Bruxelles, Alice Editions, 2005.