Chronique

Une chronique littéraire de Bernard Magnier - source: CEC -


L’Escargot entêté, propriétaire du bar "Le Crédit a voyagé" a demandé à son ami et néanmoins fidèle client, Verre cassé, d’être le greffier en chef des mémoires de l’établissement. Avec une conscience professionnelle qui n’a d’égale que sa propension à la boisson, le pilier va rapidement en devenir le mémorialiste zélé et talentueux, contant dans le détail les souvenirs des murs et de ses ombres les plus fidèles . Ainsi Alain Mabanckou dresse une joyeuse galerie de portraits de consommateurs où se succèdent, parmi bien d’autres, quelques épaves échouées là par les hasards de la vie, quelques survivants d’une autre époque, quelques clientes peu farouches... Tous trouvant là un havre de paix, un exutoire et un lieu de débats et ébats des plus truculents. Avec leurs propos usés et rebattus, épicés et caustiques, avec leurs rengaines et leurs souvenirs fatigués, avec leurs amours somptueuses ou sordides, ils sont là, tour à tour à nos côtés, fiers à bras et pauvres types, constituant toute une humanité du réel et de la pacotille. Tous perçus par ce scribe du comptoir qui ne se départit jamais de l’humour et du rire (parfois un peu lourd comme le sont ses conversations et ses confidences d’après-boire), à l’image de cette belle figure du lieu qui les soirs... d’inspiration parvient en urinant à dessiner la carte de France, sans oublier la Corse !


Le romancier congolais joue et se joue de son imagination, et nul doute qu’il ait pris un grand plaisir à composer ce livre d’autant qu’il parsème son propos de références, de clins d’oeil, de citations, de titres empruntés aux uns et autres qu’il dissémine ça et là au hasard, objectif bien sûr, de ses pages. On se prend ainsi au jeu de les repérer, et même de les compter... L’auteur en avoue près de 300 et à chaque lecteur de se donner le challenge que sa connaissance des littératures (africaines et caribéennes surtout) lui permettra. Mais que l’on se rassure on peut aussi lire ce roman sans jamais s’embarrasser de cette comptabilité toute littéraire.


Autre curiosité de ce livre, Alain Mabanckou a choisi de ne pas employer de point et de ne recourir qu’aux seules virgules pour “ponctuer” son texte. Un procédé qui peut surprendre, voire agacer (car il n’est pas nouveau et peut paraître gratuit) mais pour lequel on est bien obligé d’admettre qu’il convient parfaitement au rythme et au propos de son locuteur-narrateur. Cette absence de ponctuation est, en effet, à la démesure de cette houle alcoolisée, de cette logorhée si caractéristique des conversations de bistrots. Ainsi, Alain Mabanckou donne une image d’une Afrique de la gouaille, de la débrouillardise et de l’humour vainqueur, sans toutefois en négliger les douleurs ni oublier les critiques et les attaques de ses prédateurs.


Ce cinquième roman prend place dans une oeuvre déjà riche de onze titres qui témoigne d’une belle originalité et d’un incontestable renouvellement des thématiques, des personnages et des lieux. En 1998, avec Bleu blanc rouge, Alain Mabanckou offrait une sorte de mise en garde contre les paillettes qui scintillent dans les yeux des candidats à l’émigration, bernés par des médailles aux revers douloureux... En 2001, le romancier congolais choisit un autre décor et nous convie vers les Antilles avec Et Dieu seul comment je dors. En 2002, -drame du Congo oblige sans doute hélas- il installe ses personnages dans un pays en proie aux folies de la guerre avec Les petits Fils de Vercingétorix. Enfin, en 2003, c’est un tueur en série qui devient le héros de son roman African psycho.


Appartenant à un pays, le Congo, qui malgré la quasi-absence de maison d’édition et la pauvreté du système de diffusion des livres, a produit un grand nombre d’écrivains de talent, Alain Mabanckou a su trouver sa voix, avec référence (et révérence) aux aînés mais sans jamais chercher à les imiter.


Avec Verre cassé, paru en 2005, Alain Mabanckou, aujourd’hui enseignant aux États-Unis après avoir résidé plusieurs années à Paris, est devenu l’un des auteurs phares de cette génération africaine d’écriture.