Chronique

Une chronique de Bernard Magnier - source CEC -

Il y a là, Eve qui vend son corps, ou plus exactement “l’ombre de son corps”, pour payer ses études ; son amoureux, Sad, un “réfugié de naissance”, lecteur de Rimbaud ; Clélio, “un sale besogneux”, “avaleur de clous rouillés des autres”, “avec assez de colères pour remplir dix fois le panier percé de sa vie” ; et, enfin, Savita, la “bonne fille” qui ne veut plus être ce qu’elle est et qui est, elle aussi, amoureuse d’Eve... Quatre destins éperdus dans un lieu de bannissement où “les mères disparaissent dans une brume démissionnaire et les pères trouvent dans l’alcool les vertus de l’autorité”. Quatre destins qui s’entrecroisent, s’aiment et se déchirent, loin des plages, du sable et des hôtels étoilés, avec, à leurs côtés, telle une ombre absente, Carlo, le frère parti pour la France tenter de toucher du doigt les paillettes du rêve... Ces quatre exclus vont dériver jusqu’au drame qui constituera le noeud de l’intrigue : Savita est retrouvée assassinée enfouie dans une poubelle ... Crime passionnel ? Crime sadique ? Dépit amoureux ou violence crapuleuse ? Clélio est jeté en prison, telle une victime expiatoire. Eve et Sad se retrouvent face à un destin qui les dépasse et dont ils feignent d’être les instigateurs... Enraciné dans cette île de l’océan Indien, ce roman n’en connaît pas moins de multiples échos aux accents du monde entier car l’exclusion, le bannissement et les douleurs adolescentes n’ont pas de frontières et la romancière sait, avec talent, donner à ses personnages la force d’une humanité qui transcende les géographies. Avec ce nouveau roman, Ananda Devi est, une nouvelle fois, confrontée à la frange des exclus et des bannis. Il en était, en effet, déjà ainsi dans ses précédents romans : dans "Pagli", une jeune femme hindoue subissait les brûlures (au sens propre comme au sens figuré) de la honte parce qu’elle avait osé aimer un pêcheur créole ; dans "Moi l’interdite", l’exclusion provenait d’une malformation physique puisque la romancière contait la tragédie d’une jeune fille née avec un bec-de-lièvre ; dans "Soupirs", il s’agissait d’une exclusion plus volontaire de quelques égarés du monde qui choisissaient de vivre en communauté dans un petit village perdu de l’île de Rodrigue ; dans "Le Voile de Draupadi", c’est la méningite qui frappait l’enfant et déchirait ses parents... Ainsi donc, la carte postale que nous adresse Ananda Devi correspond-elle bien peu avec les images habituelles de son île. La romancière délaisse volontiers les soleils, les cocotiers et les chromos pour traquer les zones d’ombre, les interstices de la solitude et les gouffres béants de la misère. Elle donne aussi à voir les déraisons humaines et leur cortège de victimes battues, d’infirmes torturées, de castes méprisées et exclues, de femmes frappées de coups et d’ignominie, mutilées ou violées. Avec son nouveau roman, "Eve de ses décombres", Ananda Devi tisse une trame sans concession ni compromis avec les bons sentiments. La poésie vient tendre un miroir à l’immonde. La brutalité des actes et des scènes trouve soudain un apaisement dans des élans de tendresse magnifique. Dans le creux du sordide, l’amour a parfois le dessus mais le prix à payer paraît exorbitant, à la démesure de la désespérance de ces enfants perdus de quelques dix-sept ans.