Chronique

Une chronique de Bernard Magnier - source CEC -

Parce qu’il voulait échapper au travail de nettoyage de l’aéroport de Montréal où il était relégué depuis qu’il avait dû fuir Haïti et le régime de Jean-Claude Duvalier qui venait d’assassiner l’un de ses amis journalistes, Dany Laferrière a décidé d’écrire "Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer", un roman au titre volontairement provoquant avec lequel il entrevoyait sa “seule chance” comme il le déclare à la dernière ligne du livre. Pari réussi quelques 10 livres, trois scénarios et deux films plus tard pour cet ancien journaliste haïtien, aujourd’hui de nouveau à Montréal après une longue parenthèse à Miami, qui revendique volontiers son appartenance au continent américain tout entier.

Avec "Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer", Dany Laferrière conte les aventures de deux jeunes “nègres” dont l’origine n’est jamais précisée, exilés à Montréal qui, entre deux lectures, écrivent (un peu), parlent (beaucoup), font l’amour (plus encore), théorisent sans dédaigner la pratique et vivent ainsi quelques “jours tranquilles” à Montréal. L’un tente d’écrire le roman que nous venons de terminer, l’autre lit Freud et le Coran. L’univers est nord-américain, les musiques sont plutôt celles de Charlie Parker et de John Coltrane et les références littéraires du côté de chez Henry Miller, de Chester Himes (le narrateur rédige son roman sur une Remington 22 ayant appartenu à l’auteur de "La Reine des pommes") auxquels on pourrait associer Bukowsky, Cendrars et bien d’autres. L’humour corrosif et sans concession, analyse dans l’intimité des non-dits (ou du clairement exprimé) le racisme dans toutes ses figures (on serait tenter de dire dans toutes ses positions). Un racisme mesuré à l’aune de la sexualité qui permet de poser quelques questions essentielles, de traquer la complexité, les ambiguïtés et les malentendus des rapports (en particulier amoureux) dans les couples “mixtes” ? Les aventures se succèdent et offrent l’occasion d’une riche galerie de portraits. Les jeux de rôles et de dupes, les faux-semblants, les malaises sont aux rendez-vous. Les masques tombent et tous sont mis à nu, face à cet observateur, acteur, narrateur et romancier qui renvoie chacun à ses doutes et ses certitudes, à ses fantasmes et ses frustrations.

Le livre est découpé selon une succession de chapitres brefs qui fonctionnent comme autant de saynètes. Le rythme est vif et alerte, à la mesure du jazz qui environne et donne le ton à l’ensemble. La langue est à l’avenant, simple, efficace, avec une distanciation tranquille qui sous une apparente nonchalance et désinvolture n’exclut en aucun cas la gravité et la pertinence de la réflexion, fut elle aigre et masquée sous la politesse du rire. Avec "Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer", Dany Laferrière a signé le livre d’un gros malin, futé et rusé qui allait poursuivre une carrière littéraire (et depuis peu cinématographique) lui permettant d’offrir les diverses facettes de sa personnalité. Car l’homme ne renie rien et, bien au contraire, construit sa personnalité et son oeuvre des multiples apports que sa vie a pu lui apporter, des amours adolescentes interdites aux frasques québécoises, de la tendresse grand-maternelle et de la merveilleuse odeur de son café aux effluves urbaines des bas quartiers de Montréal, du jeune homme timide et troublé par les émois de la maison d’en face au personnage médiatique vedette de la télévision québécoise, de "L’Odeur du café" au "Goût des jeunes de filles", de "Pays sans chapeau" à "La Chair du maître", de "Comment faire l’amour..." jusqu’à "Cette grenade dans la main du jeune Nègre est elle une arme ou fruit ?", comme autant de jalons et de titres qui constituent son “autobiographie américaine”