Chronique

Une chronique de Jean-Claude Kangomba - source CEC -

Nono, une prostituée de Cotonou, vient juste d'en finir avec un client lorsqu'elle entend ce dernier la demander en mariage, afin que ses talents soient désormais à son exclusive disposition. Prise d'une rage incontrôlée devant cet individu qui projetait de la ravaler au rang d'"objet sexuel privé", elle l'agresse avec une telle violence que l'homme s'affale lourdement sur le plancher, mortellement atteint. Son ami et amant Adolphe, dit Dendjer (un petit loubard de banlieue), la trouve complètement prostrée et entreprend de la sortir du mauvais pas en faisant disparaître définitivement le corps du député Koussey. Fort de ce secret entre eux, il veut, à son tour, garder Nono pour lui tout seul et va jusqu'à la frapper par excès de jalousie. Nono est une femme belle, ambitieuse, qui n'a pas du tout envie de finir sa vie ni avec des petits voyous, ni dans les bidonvilles. Elle quitte le quartier et s'entiche d'un autre député, Kpakpa, qu'elle rend complètement fou amoureux, au point de le pousser au divorce –sinon au meurtre de sa femme- afin de convoler en noces avec elle. Son plan s'accomplit à la perfection. Mais Dendjer s'est, soudain, découvert un amour maladif pour la jeune femme et se met à dépérir à vue d'œil. Même son titre, tout neuf, de champion d'Afrique de boxe ne lui apporte aucun répit car "cette femme avait réussi, durant leur commune vie, à l'envoûter (…). Mais curieusement, il n'était nullement disposé à en guérir ; il semblait, au contraire, accepter de se faire enfourcher par ce délire d'amour, même au prix de sa raison obtuse et étranglée" (p.125). Un jour, le député Kpakpa, en perte de vitesse pour les prochaines élections, lui propose un marché foireux pour pouvoir financer ses élections : ayant parié sur sa défaite en championnat mondial, le député demande à Dendjer de perdre volontairement le combat, auquel cas il le laisserait vivre avec la fameuse Nono… Tenté au départ, Dendjer retrouve pourtant, sur le ring parisien où le combat se déroule, ses réflexes de gagnant et devient champion du monde. Nono, humiliée, s'éloigne de lui, non sans lui dévoiler que tout n'était que supercherie pour sortir son mari de l'impasse, car elle n'aurait jamais accepté de se remettre avec Adolphe Saklo, le loubard de banlieue. A son retour, Dendjer tombe dans une embuscade montée par Kapkpa. Une bombe explose dans la foule venue l'acclamer à l'aéroport. Il y a plusieurs morts, mais le corps de Dendjer n'est pas retrouvé. Un talisman lui a sauvé la vie… Dendjer se met à la recherche de Kpakpa pour assouvir sa vengeance. Lorsqu'il fait irruption dans la villa de Nono, c'est pour retrouver celle-ci prostrée devant le cadavre de son député de mari, exactement comme en début de récit. Même panique, même solution. Mais il y a un hic : Nono en a marre et veut se livrer à la police. Mais surtout elle avoue à Dendjer qu'elle ne l'aimait pas et qu'elle ne l'aimerait jamais. Ce dernier, étranglé par le désespoir, use de sa tête comme bélier contre l'arbre de la cour… Les gens accourent pour trouver une femme hurlant à la folie, entre deux cadavres. Et le rideau tombe sur cette tragédie de sang et de meurtre.

"Notre pain de chaque nuit" est le premier roman de Couao-Zotti, auteur béninois né en 1962, qui vit à Cotonou. Enseignant et journaliste jusqu'il y a peu, il nous a laissé entendre, lors de son dernier séjour à Bruxelles, qu'il avait choisi de vivre, désormais, de sa plume. Le texte est livré dans une prose très colorée et très pittoresque, qui trahit une rare inventivité lexicale et syntaxique chez notre auteur. On y trouve de tout : - détournements astucieux des expressions courantes ("un mari ivre-sourd", le titre lui-même qui renvoie à la sainte cène chrétienne) ; néologismes tels "elle venait de lui vertiger le cœur" (p. 35) ; - emprunts locaux ("ashao" pour fille de trottoir ; "djingben" pour voyou ; "Zem" pour moto-taxi… Sans parler des réalités locales telles sodabi (alcool de maïs local) ; agbada (boubou trois pièces, pour homme). On trouve également des expressions locales d'une ingéniosité rafraîchissante (une affaire "de poils et d'oignon" (histoire à dormir debout) ; "faux coins" (endroits louches)…). Un humour gras investit chaque paragraphe du texte et en rend la lecture plus que plaisante. Le ton est tour à tour triste, tragi-comique, voire vulgaire ("on lui arracha des poils du pubis, on l'écarta et on l'exposa. Afin que chacun voit ce "gourbi puant et dégoûtant où s'engouffrent la honte, le déshonneur et le vice d'un mari cochon" (p.82)). Après une entrée en littérature aussi remarquée, Couao-Zotti ne s'est pas arrêté en si bon chemin car, à ce jour, il compte à son actif une dizaine de publications (romans, nouvelles, textes dramatiques, bd…). L'auteur excelle dans la description du petit peuple des villes, les "sans voix" et les laissés pour compte de la mondialisation. Ses textes sont traversés par une énergie bouleversante, qui va jusqu'à puiser aux racines les plus profondes de l'univers magico-traditionnel béninois, dont on connaît l'incontestable prégnance en Afrique (est-il besoin de rappeler que la puissante croyance vaudou des Antilles trouve ici son origine ?). Le comique côtoie sans cesse le tragique, avec des personnages nés sur la paille et marginalisés, qui font état d'une volonté prodigieuse pour sortir de leur trou à rats. Cette irrépressible volonté de vie et de survie, dans le désastre économique que connaît l'Afrique moderne, est ce qui rend si sympathique l'univers de Couao-Zotti ; même si ses héros finissent, très souvent, par sombrer dans la folie et dans la mort…