Chronique

Chronique littéraire de Yahia Belaskri - source: CEC -

« Aujourd’hui, maman est morte. » C’est la première phrase du roman L’Etranger d’Albert Camus, publié en 1942 aux éditions Gallimard. Il est le roman le plus lu dans le monde semblerait-il car plus de soixante millions d’exemplaires ont été vendus, dans une quarantaine de langues.

« Aujourd’hui, M’ma est encore vivante » (M’ma voulant dire ma mère). C’est la première phrase du roman Meursault, contre enquête de Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien. Soixante-douze ans entre les deux textes.

Chez Camus, Meursault tue un « arabe », muet, sans nom, sans sépulture, 25 fois appelé ainsi « l’arabe ».

Chez Daoud, l’« arabe » prend la parole, du moins son frère, et sort de l’anonymat. Il n’est plus un fantôme. C’est de cela qu’il s’agit : faire contrepoint à l’ouvrage de Camus et donner, peut-être, un nom, une famille, une histoire à celui qui n’était que l’ « arabe ».

Pari dangereux, réussi semble-t-il, pour l’écrivain algérien dont c’est le premier roman, publié en Algérie aux éditions Barzakh puis en France chez Actes-Sud.

Après l’indépendance de l’Algérie en juillet 1962, Albert Camus -décédé en janvier 1960- a été pourfendu, rejeté, lorsqu’il n’était pas définitivement rangé comme écrivain français à faire étudier en cours de « philosophie pour classes terminales[1] », ou traité d’auteur dont « bien des éléments de [ses] récits (par exemple le procès de Meursault dans L’Étranger) constituent une justification furtive ou inconsciente de la domination française, ou une tentative idéologique de l’enjoliver[2] », puis jeté aux oubliettes. Meursault dans L’Etranger, voilà donc l’objet du délit camusien !

Si en Algérie, Albert Camus continue, à ce jour, d’être discuté, disputé lorsqu’il n’est pas revendiqué, nombreux sont les écrivains algériens qui ont « dialogué » avec lui, par leurs œuvres. C’est la première fois que l’un d’entre eux, en l’occurrence un primo-romancier, Kamel Daoud, renverse l’histoire racontée par l’auteur de La Peste, le Mythe de Sisyphe, etc.

Le ton est vite donné dans ce roman «… c’est une histoire qui date de plus d’un demi-siècle (…) Les gens en parlent encore mais n’évoquent qu’un seul mort (…) Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, au point qu’il a réussi à faire oublier son crime, alors que le second était un pauvre illettré que Dieu a créé uniquement, semble-t-il, pour qu’il reçoive une balle et retourne à la poussière. » C’est Haroun, le frère de l’ « arabe » -qui a un nom désormais, Moussa- qui parle. Il s’adresse à un interlocuteur imaginaire. Dans un bar d’Oran, il noie ses souvenirs et son chagrin perpétuel dans l’alcool et évoque donc la figure de son frère tué, de cinq balles de revolver, par Meursault. Avec une certaine confusion, délibérée, entre l’écrivain et le narrateur. Tout au long du texte, le narrateur entretient cette dualité Meursault-Camus, l’ « écrivain-tueur, Albert Meursault. »

Le roman est ainsi bâti, sur ce duo, deux –en arabe Zouj- comme les deux frères Haroun, le narrateur et Moussa, assassiné sur une plage d’Alger. Deux aussi comme  l’ « arabe » et Meursault, ce dernier condamné à mort par la justice non pour le meurtre du premier mais parce qu’il n’a pas montré de compassion lors du décès de sa mère.
Le narrateur Haroun, le frère de Moussa, l’ « arabe », « Ould el Assasse, le fils du gardien. Du veilleur pour être plus précis », conte l’histoire de son frère et renverse totalement le récit de Camus. D’ailleurs, il précise : l’histoire de ce meurtre ne commence pas avec la fameuse phrase « Aujourd’hui maman est morte », mais avec ce que personne n’a jamais entendu, c’est-à-dire ce que mon frère Moussa a dit à ma mère avant de sortir ce jour-là « je rentrerai plus tôt que d’habitude ».

Remonter ainsi le fil, donner chair au mort, conter son passé, sa trajectoire, en somme lui rendre son humanité. L’obsession du narrateur est le nom du mort, Moussa : « je veux que tu notes le nom de mon frère (…) J’insiste car, sinon, il vaut mieux se séparer ici. Tu emportes ton livre, et moi le cadavre.»
Cela revient comme un leitmotiv lancinant : le nom de « l’arabe », le lui redonner car Camus l’avait soustrait. Alors même qu’il sait qu’il « restera l’Arabe, pour toujours. Le dernier de la liste… » Alors il clame « Moussa, Moussa, Moussa… J’aime parfois répéter ce prénom pour qu’il ne disparaisse pas dans les alphabets. J’insiste sur ça et je veux que tu l’écrives en gros. Un homme vient d’avoir un prénom un demi-siècle après sa mort et sa naissance. »

Une critique directe, claire à tous ceux qui n’ont pas vu ce qu’ils appelaient « l’arabe » durant la colonisation française de l’Algérie qu’il reformule ainsi « Cette histoire (…) est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom. »

Alors cinquante-deux ans après l’indépendance, il s’agit de retrouver sa dignité et elle passe par le nom, être nommé, ne plus être un fantôme, une ombre. Pour cela, « il me fallait apprendre une autre langue que celle-ci. Pour survivre. (…) Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots ». L’auteur rend ainsi un hommage à la langue et la littérature françaises en écrivant « dans la même langue mais de droite à gauche », en partant de la fin et remontant le cours de l’histoire. Ainsi Haroun va se venger  pour apaiser sa mère, et reflet inversé du meurtre de Meursault. Il tue un Pied-noir, « blond, européen, gras », l’exact contraire de Moussa.
On croit que le récit va continuer ainsi, sauf qu’il va se recentrer sur le narrateur et sa condition en Algérie. Désabusé par la société dans laquelle il vit et le poids de la religion, il n’aura pas de mots assez durs pour la conter, avec un style insolent et mordant. La critique de la religion de ses concitoyens est sans concession : « Dieu est une question, pas une réponse, et (il) veut le rencontrer seul » afin de « promener sa liberté comme une provocation. »
Dans ce roman, Kamel Daoud va constamment détourner des phrases entières du roman de Camus pour les inverser. A la fin, de l’ouvrage ce sont des passages entiers de L’Etranger qui sont repris. Conscient de s’être attaqué à un monument de la littérature, le narrateur prévient « c’est pompeux et cela sonne comme une réplique préparée depuis longtemps, mais c’est aussi la vérité. »
Il semble bien que désormais il faudra lire L’Etranger en regard de Meursault, contre enquête.

[1] Jean-Jacques Brochier « Albert Camus, philosophe pour classes terminales », éditions La Différence, Paris 2001 ;

[2] Edward Saïd « Culture et impérialisme », éditions Fayard Paris 2000.