Chronique

Une chronique de Bernard Magnier - Source CEC -

Venu sur le tard à la littérature, Boualem Sansal, qui est né en 1949, a tout d’abord exercé la profession d’ingénieur, réservant sa plume à des écrits scientifiques. Plus tard, il est devenu haut fonctionnaire, avant que ses prises de position contre l’arabisation de l’enseignement et l’islamisation de la société, n’impliquent quelques représailles et qu’il ne soit contraint d’abandonner son poste. Dès lors -et grâce à l’insistance de son ami et compatriote, le romancier Rachid Mimouni ("L’honneur de la tribu", "Le Fleuve détourné"), qui, avant sa mort survenue en 1995, l’avait invité à écrire- c’est dans la littérature que Boualem Sansal poursuit, avec talent, son travail d’observation critique du quotidien algérien. En moins de dix ans et quatre romans, il s’est imposé comme l’une des voix essentielles de l’Algérie contemporaine.

Avec "Harraga", Boualem Sansal a choisi de conter une histoire «véridique, d’un bout à l’autre, les personnages, les noms, les dates, les lieux». Lamia est pédiatre et vit seule. Une solitude “qui la console de tout”, qu’elle n’a pas tout à fait choisie mais qu’elle a fini par accepter au fil du temps. Son père est mort, tout comme l’un de ses frères tandis que le deuxième est parti. Un soir, elle voit surgir à sa porte, telle une furie, Cherifa, une jeune adolescente enceinte qui lui demande l’hospitalité de la part de son frère… Dès lors, la vie, sans doute un peu monotone mais paisible, de Lamia n’est plus qu’un souvenir tant la jeune fille va bouleverser l’existence de cette célibataire, devenue soudainement mère ... par accident.

Tout au long de ce récit mené par Lamia, la jeune réfugiée prends, sous le regard et la voix de sa protectrice, des noms et des épithètes qui témoignent de l’évolution de leurs liens. Tour d’abord “étrangère” et “nymphe”, elle va devenir “starlette”, “effrontée”, “oiselle”, “donzelle” ou “péronnelle” ; plus loin “fille perdue” et “Lolita”. Dans certains moments d’exaspération, elle deviendra “morveuse”, “petite imbécile” ou “greluche égarée”, avant que l’amour ne triomphe et qu’elle ne se métamorphose alors en “ma petite soeur”, “mon enfant”, “mon bébé”... offrant ainsi les mots maternels à cette histoire de tendresse et de filiation, à cette histoire d’amour non-avoué, à ce ratage des sentiments, à ces parallèles qui ont résisté au destin qui les invitait à se rencontrer.

Le romancier a choisi de placer ses personnages dans les murs chargés d’histoire de la maison de Lamia. Une maison “au centre” de l’intrigue et qui devient le temps d’un chapitre un personnage riche d’un passé témoignant des traces, heureuses et amères, de l’Histoire de son pays. "Harraga" est un livre construit en quatre saisons. Quatre chapitres, tous précédés d’un poème et suivis d’un épilogue. Placé sous le signe des «harragas », ces « brûleurs de route » qui préfèrent l’incertitude de la fuite et de l’exil aux douleurs de ce pays «d’où l’on part davantage que l’on n’y arrive », ce roman, dans la sobriété d’une langue élégante et sobre, dit une large part de la détresse d’une population en mal être, en mal vivre, en dérive d’un monde emporté dans les furies des extrêmes. Lamia et Cherifa, deux femmes, deux générations qui se croisent “dans le tumulte des jours”. L’une s’est accrochée à quelques maigres certitudes et n’a pas su -n’a pas pu- entendre l’autre et sa quête éperdue d’absolu...

Peu après ce roman, Boualem Sansal a publié un bref et rude pamphlet, "Poste restante : Alger" (également aux Editions Gallimard), sous-titré “lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes”, un titre prémonitoire car le livre est demeuré hors des frontières et à ce jour loin des lecteurs auxquels il était prioritairement destiné.