Chronique

Une chronique de Yves Chemla - Source CEC -

"Dans une vie de paria, la mesure du temps est la métamorphose, et la douleur qui va avec", affirme le narrateur dans un des monologues de "Rue Darwin". C'est en quelque sorte un prolongement dans la conscience de la théorie du naturaliste que célèbre la rue que nous propose ici Boualem Sansal : l'essentiel tient à la métamorphose, et celle-ci est continue, dès lors que l'organisme est animé, et même si cet être humain tient à l'impur et que sa présence est tenue par d'autres comme la marque même de la souillure.

Ce pourrait être un motif littéraire, un de ces jeux par lesquels un littérateur repousserait encore les limites du dire fictionnel, dans un dépassement des frontières reconnues des dispositifs littéraires de son temps, et par lequel il cherchait à prendre de l'avance sur ses concurrents, les autres écrivains. Laissons de côté cette explication aussi balourde que méprisante à l'égard de la littérature elle-même. Car ici, ce poids de la honte d'être là, c'est l'auteur lui-même qui le dépose. À connaître l'œuvre de cet écrivain qui vit en paria dans son propre pays, œuvre sans concession et qui interroge les soubassements et les latences de ce qui a transformé l'Algérie en désastre où l'on voudrait que la haine de soi prévale sur la vie même, on comprend rapidement que l'auteur ici livre une part difficile de sa propre histoire, et que la fiction ne saurait masquer. Ce serait un peu comme s'il répondait au crachat d'une improbable certitude : "Fils de p... !". Insulte commune, qui tache la mère, comme pour enfermer l'enfant et le maculer de l'opprobre. Alors, oui, répond Sansal, parlons de ce bordel qu'est l'Algérie. Et il raconte la progression dans le dédale de la conscience qui s'éclaire à mesure qu'il progresse, et dans l'attente reculée du récit de l'origine qui est justement celle de son absence. L'adulte réalise que ce qu'il sait de sa propre vie repose sur une occultation, voire une affabulation, que ce qu'il croit savoir de sa propre vie est en fait tronqué, et que toute tentative de reconstitution fait prendre le risque de voir surgir un artefact, qui se substituerait à un réel qui ne cesse de s'éloigner de lui.

Ce roman, qui s'ouvre par la disparition de la mère justement est d'abord un texte qui dit l'amour sensible et serein d'un fils, Yazid, pour celle dont il a toujours su qu'elle n'était pas sa mère, et qui l'a aimé lui comme si elle l'était. Il y eut une véritable mère, et dans le silence, elle aura toujours aimé ce fils qu'on lui aura interdit de bercer. C'est cette histoire et les origines de celle-ci que Sansal remonte, pas à pas, dont il tire un à un plusieurs fils, dont il dénoue certains nœuds, laissant d'autres au bord du chemin, car somme toute, peu importe. Il propose ici l'envers de ce qui aurait dû être une saga : l'enfant, élevé sous la protection de Djeda, une femme ayant fait prospérer la tribu qu'elle dirige à la mort de son propre père, aurait pu avoir une éducation raffinée et devenir lui-même le maître de cet empire dont la richesse est fondée sur une chaîne de bordels en Algérie et en métropole. Mais précisément il sera retiré, enlevé même, par celle qui sera sa mère, et vivra comme un enfant du quartier populaire de Belcourt, pas très loin de l'immeuble où avait vécu Camus.

Histoire en forme de labyrinthe ponctué de chausse-tappes, car le lecteur sait depuis le début que rôde en ces lieux le minotaure. Le narrateur épie sans cesse la bête, et reconnaît sa présence à son souffle. Ce n'est que des années après, une fois l'histoire irrémédiablement refermée qu'il parvient à la remonter, par des rencontres, des recoupements, mais surtout en réactivant sa mémoire. C'est ainsi : souvent, on croit ignorer, ne pas avoir vu. Mais les choses se sont imprimées dans la mémoire. Il faut seulement parvenir à ouvrir les portes, à entrer dans les lacis de la mémoire et réaliser cette opération du dépassement de l'intuition dans la compréhension que l'on a compris. Le chemin, bizarrement, n'est alors pas inconnu : "Le seul véritable inconnu, c'est soi-même", "il n'y a pas d'oubli sans une vraie mémoire des choses. On s'organise, on s'arrange, on enfouit, c'est tout. / Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face était bien arrivé…". Sansal ouvre alors une perspective assez décisive dans cette épreuve de la mémoire. Il s'agit d'entraîner la narration vers le hors champ du regard et de l'évidence. L'anamnèse est nécessairement réactivée par les échanges avec les autres. Tout alors, peut faire sens. Dans "Rue Darwin", même les morts parlent, ainsi le frère aîné, Daoud, qui envoie un message à Yazid, des années après sa disparition. C'est ainsi que la narration ne cesse d'osciller entre le présent et le passé, non pour les confondre, mais bien parce que c'est que dans l'un, la suite semblait tracée, et que dans l'autre, les réminiscences sortent leurs pointes acérées. Dans le montage et le démontage de cette histoire familiale, il importe effectivement de se garder du regret.

Ce dernier oscille entre deux pôles. D'abord, c'est de n'avoir pas eu le destin des frères et sœurs, éparpillés à la surface du globe, et rassemblés autour du dernier chevet de la mère transportée d'urgence à Paris, pour y mourir dans la dignité. À part le dernier de la fratrie, quelque part en Afghanistan et enrôlé dans un groupe de talibans, ils ont connu des fortunes qui font de l'ensemble une mondialisation vivante. Mais entre eux, il n'y a pas beaucoup d'échanges possibles, et ceux qui sont partis, qui ont opéré une métamorphose ailleurs ne peuvent comprendre, car eux-mêmes ont anesthésié la conscience des origines et de la rue Darwin : "Ils ont oublié qu'on se nourrissait de soupe en sachet Royco et de pain midi et soir, d'olives et de portions de Vache Qui Rit le dimanche (…), ils ont oublié que nous étions envahis par les rats et les cafards, que l'eau était rationnée, que nos parents s'enfonçaient dans le désespoir". C'est aussi celui de n'avoir pas cédé au désir de ceux qui sont demeurés dans le clan de Djeda, et de celle qui lui a succédé, Faïza : la brillance au sein de la pourriture, et qu'il regarde, de loin en loin. Les retours sur cette existence improbable sont violents : "Les larmes me sont montées à l'œil, j'étais mal, une douleur brusque, térébrante, aggravée par le regret violent de n'avoir pas vécu la vie qui aurait dû être la mienne et par la honte écrasante de renier celle que j'avais réellement vécue". La solitude intérieure est la réelle compagne. Elle renforce la tension dramatique inhérente au monologue, et qui tient de la parole vaine, performative, qui qualifiait selon Maurice Blanchot, celle du Bavard de Louis-René des Forêts. La parole intérieure repasse souvent par les mêmes points, et établit des relations de contiguïté entre des moments et des lieux, des postures et des attitudes que la première observation n'avait pas réussi à établir. Elle prend le parti d'affronter ses propres résistances et de les contourner sans les occulter. Cette histoire familiale, qui est en fait un refus de l'histoire, de son caractère de "grume lisse et propre qu'on peut emporter aisément", et que Djeda veut sans cesse maîtriser, rencontre celle de la colonisation, de sa déconfiture, de l'indépendance et de la guerre civile qui a embrasé le pays depuis. Elle s'inscrit dans des lieux, par exemple la maison où fut maintenue à résidence la reine malgache exilée Ranavalona, maison qui passe à Djeda puis devient la résidence privée de l'actuel chef de l'État algérien. Ranavalona devient pour Yazid la figure même de l'oppression et de l'exil, une sorte de double à la fois maternel et érotique que son attachement rend presque actuelle dans le théâtre d'ombres dans lequel sa propre existence s'enracine. Elle s'inscrit aussi dans les attitudes, en particulier à l'égard de la guerre. Celle de l'indépendance, évidemment, tient une importance particulière. Sansal revient sur ce qui n'aura pas été, du moins à Alger, une guerre, mais bien l'envers d'une geste, et qui témoigne de la désolation des consciences : "C'était à qui criait le plus fort, crachait le plus loin". Si "la guerre n'est connue que par la paix qu'elle engendre", alors c'est même le conflit qui a échoué en Algérie : "on ne combattait pas, on assassinait tout bonnement, dans la crasse et la merde, et on ne faisait pas de détail".

Mais l'odeur des charniers ne flotte pas seulement sur cette rive de la Méditerranée. Sansal associe à cette désolation celle de la Shoah, et à ce délitement généralisé de l'humanité, un constat amer et pessimiste. La clôture s'installe sur les sociétés, prenant ici la forme de la violence sanguinaire et là celui du conformisme satisfait et atone. L'un n'exclut pas l'autre, pour sûr, et Sansal trace un tableau particulièrement sombre, complétant ce que ses romans précédents avaient déjà tracé vigoureusement, en particulier "Le Village de l'Allemand ou Le journal des frères Schiller" (Paris, Gallimard, 2008). Depuis le lieu où vit la tribu de la première enfance, le phalanstère qui sert d'incubateur à de futurs maîtres roublards et féroces, la conscience est parvenue, troublante, que le monde est confronté au changement : "Le monde à venir serait immanent autant que parfait, puisque révolutionnaire et musulman, donc implacable et vétilleux, nous y serions le serpent venimeux à écrabouiller, le mouton à égorger, l'éternel épouvantail à brûler dans les processions et les transes à venir. On nous appellerait : bâtards, juif, harki, chien, chitane, pied-cassé, hizb frança, pédé, mécréant, étranger, blanc-bec, graine de malheur, et c'en serait fini de nous. / Et tout se passa ainsi. Nous cessâmes d'être des êtres humains". Dans "L'Olympe des infortunes" (Paris, Julliard, 2010) Yasmina Khadra a raconté, lui aussi cet état de misère absolue qui exclut de la communauté humaine dans le déni de la continuité. Et ce roman avait été tout aussi mal reçu en Algérie que celui de Sansal.

Demeure alors pour Yazid vieillissant le souvenir prégnant de ce phalanstère de l'enfance et ses énigmes, comme ces jeux avec des enfants qui apprennent à mentir même à Dieu, ce monde de femmes "futiles et querelleuses, tous mortifiés par le virus de la consanguinité et l'influence délétère du vice". Ce n'est que progressivement que ce lieu improbable a pris l'ascendant dans les consciences, le transformant en métaphore de l'Algérie : "Notre spécificité est une marque d'infamie, elle nous signale comme un phare les vaisseaux dans la nuit". Ce sont les rapports circonscrits de la sainteté au sacré qui sont établis dans ce lieu où Djeda proclame : "C'est assez que mes gens croient en Dieu, davantage ça rend fainéant et querelleur". Dans un passage étonnant, Yazid adulte posera une proposition redoutable : "L'islam et les musulmans ne sont peut-être pas compatibles, l'un ou l'autre est hors sujet". Mais si la figure de l'imam est objet d'inquiétude, en revanche celle du vieux rabbin Simon, qui raconte aux enfants des histoires qui sont autant de moments ouverts à la connaissance de soi depuis la rencontre de l'autre, est celle de l'apaisement et pourtant du questionnement. Si les mosquées sont pleines, et les églises" abandonnées à la faillite", il y a peut-être matière à penser de ce qu'il advient du monde, et de l'inversion des valeurs qui ont fondé, il y a bien longtemps maintenant, la conscience humaine, qui semble battre la campagne. "Il n'y a pas de bar-mitzva qui fasse d'un âne un cheval" répète alors Simon, car le monde ne marche plus sur ses pieds. Mais l'âne ne tient pas nécessairement à être pris pour un cheval peut-on rétorquer à Simon. L'important c'est de résister à l'emportement comme à la véhémence, et de conserver de la distance, d'accomplir le pas de côté, de sans cesse se dés-altérer, au risque de voir la médiocrité de la condition remonter à la surface, comme ces cafards qui envahissent la cuisine où Yazid médite. Il tient dans le creux chaleureux de la main cette liberté pour laquelle et par laquelle il a su demeurer intègre et surtout aimant. Mais ceci ne doit pas non plus être interprété comme une prise de distance, comme le déni d'une inscription résolue au sein de cette société à l'égard de laquelle il ne ménage pas ses critiques. L'hétérodoxie de Boualem Sansal est d'abord celle d'un homme en état de veille. Et Yazid le sait : "une sentinelle qui dort et c'est tout un peuple qui meurt". Mais qui veille sur les guetteurs ? Qui assiste ceux qui accompagnent les autres ? Il faut pouvoir assumer dans la solitude cette posture qui est d'être à la fois dedans et dehors, auparavant et pendant, dans le sein et de côté. Cela tient de l'improvisation, qui ne s'apprend pas, mais s'accomplit, déjà dans les mots.

Ce que retient alors Yazid de sa propre marginalité, c'est que "l'hérétique vit au jour le jour dans la contradiction et dans l'improvisation". Et nous, que sans de telles dissidences, le monde s'abîmerait irrémédiablement dans sa face la plus obscure, cette fange qui draine les égouts de l'histoire.