Chronique

Chronique de Jean-Claude Kangomba - Source CEC -

Ce roman plein de poésie nous vient du Tchadien Nimrod. Né en 1959, l'auteur est poète, romancier et essayiste. Il a reçu plusieurs prix littéraires pour Pierre et poussière (1989) et Passage à l'infini (1999). Docteur en philosophie, il vit à Paris où il s'occupe de la revue Aleph, beth.

Ce texte lumineux de 142 pages relate l'idylle qui, sur fond de guerre civile, naît et se développe entre le narrateur (non nommé), professeur au lycée technique de Ndjamena, et une de ses élèves, du nom d'Alice. Lui est marié à Maureen avec qui il a eu une petite fille, Cynthia. Alice est une basketteuse de 18 ans au corps d'athlète. C'est ce corps sculpté dans l'effort quotidien qui fascine le jeune professeur, qui ne rate aucun match livré par l'équipe de son idole.

Ce qui l'éblouit dans ce corps jusqu'au fétichisme, ce sont les jambes – qui donnent son titre au présent roman – : "De mon bureau, je n'avais d'yeux que pour le pied d'Alice. Celui-ci avait de belles proportions. Une cheville noueuse, solide, sans excès, comme une belle pièce d'acajou, remontait vers un mollet ferme et, de plus, épilé avec soin […]. A ce pied-là j'associais l'autre, qui était caché par la table-banc. A eux deux, ils formaient le fondement sans lequel cette fille – si belle d'apparence, si fine d'attache, si spirituelle quand l'effort, au cours des compétitions, creusait ses traits – ne rayonnait pas" (pp. 14-15).
Le récit s'ouvre sur la panique et la débâcle provoquées par la guerre civile dans la capitale, Ndjamena, où "des ministres traversent la rue en pyjama, leurs somptueuses maisons en proie aux flammes" (p. 11) et où "pillages, rackets et meurtres ont fleuri… Pour tous, il a fallu changer de lieu, d'état, d'espérance" (p. 11). Un flux impressionnant de réfugiés s'égaille vers les contrées environnantes.
Notre héros-narrateur prend le chemin de Walia, village où il a mis sa voiture en sécurité chez son oncle Djibril. Soudain, là "à quelques trente mètres de [lui], au-dessus de la mêlée, émerg[en]t les têtes d'Alice et de Harlem" (p. 11). Celle-ci est l'amie intime d'Alice, sportive comme elle. Envoûté, il décide de les rattraper. Au passage, il récupère sa R4 qu'il arrête à quelques mètres des filles pour leur proposer ses services. De bonne grâce, celles-ci montent et, quelques kilomètres plus loin, Harlem arrive au camp des réfugiés où elle doit rester quelques jours. Les adieux avec son amie sont déchirants. Elle adresse à leur professeur cette étrange recommandation : "Prenez soin d'Alice, conduisez-là jusqu'à Laï […]. Elle a besoin de vous. Soyez gentil" (p. 32). La magie opère tout de suite entre Alice et le narrateur : "Lorsque Alice posa sur moi son regard, j'y vis l'affection, la dureté et l'effroi. C'étaient trois périodes de la fascination, trois étapes de la catastrophe, trois couches de laves brûlantes. Et je les goûtais comme dans sa bouche même. Ainsi m'apparut Alice à l'instant où elle allait m'appartenir" (p. 35).
Le reste du récit est consacré à l'explosion de sensualité qui, immédiatement, embrase la vie de ces deux jeunes gens : "Ce ventre d'athlète aux abdominaux exquis, alors que la peau se galbe sous une fine tension, oh ! la beauté est une épouvante ! Je crie : "Au feu !" et, cependant, je ne dénonce rien, je n'appelle même pas au secours ! Je fonds, voilà tout" (p. 36). La magie est d'autant plus ensorcelante que la jeune fille n'a jamais connu d'homme auparavant. Et l'on sait la fascination de la virginité dans les cultures africaines.
La fille amène son amant chez son grand-père où ils demeurent quelques jours, plongés dans une extase aveugle et interminable. Jusqu'au jour où l'homme, se rendant compte du fait qu'il avait laissé sa famille sans nouvelles, profite de l'arrivée dans le village d'un ami militaire pour planter là l'objet de sa passion et, sans autre forme de procès, rentrer chez lui.
Cette intrigue, somme toute banale, est servie par une construction et un style éblouissants, qui font de chaque page un délice de lecture. Pour ce qui est de la construction, il y a, d'un côté, la violence de l'isotopie sportive – pour ne pas dire virile – dans laquelle baigne la relation entre Alice et le héros-narrateur ; et de l'autre, la violence de la guerre, avec son habituel cortège de drames et d'absurdités. Régulièrement, l'auteur passe de l'un à l'autre.
D'un côté donc, cette admiration pour les "jambes d'Alice", qui sont le symbole de sa beauté, de sa "détente" intrépide au cours des matchs et de sa démarche de reine. L'amour est placé sous le sceau de l'exploit sportif. Alice a un "ventre d'athlète aux abdominaux exquis" (p. 34). Le basket féminin est, d'après le héros-narrateur, "le jeu le plus sensuel", avec "la détente toute particulière des muscles féminins" (p. 58).
Mais une passion aussi exclusive assume rarement la durée avec la même intensité, même "s'ils étaient au pays de l'amour, et [que] la fatigue elle-même devenait sensuelle" (p. 55). En effet, comme finit par le reconnaître le narrateur, "la passion a des audaces qui se distinguent de celles d'un exploit sportif" (61).
Face à ce sport de l'amour, l'auteur en évoque un autre, tragique : la guerre civile. "La guerre nous a suivis ; peut-être nous avait-elle précédés" (p. 43). D'un côté, un instant magique qui aspire à l'éternité, de l'autre, une guerre qui "représentait une fiction inadmissible" et "dont les bouleversements à venir n'épargneraient personne" (p. 43).
Ce roman de Nimrod a le mérite d'aborder la question de la sensualité sans l'embarras pudique qui, d'ordinaire, alourdit le traitement de ce thème dans les fictions africaines. Mais en même temps, tout est dit avec finesse et sans vulgarité. La poésie, elle, est partout : "l'azur est notre breuvage, le firmament l'espace de nos croisades, le fleuve le baptême de notre élection" (p. 73). Il est révélateur que "ce désordre sensuel" n'ait été rendu possible qu'au sein d'un autre désordre, social celui-là, qui est la guerre civile. Comme si l'interdit majeur rendait les autres caducs pour un temps. Le message de l'auteur est limpide : entre l'amour et la haine, le choix est clair. C'est la meilleure manière de faire face à l'abjection.