Chronique

Chronique de Jean-Pierre Jacquemin - Source CEC -

Démoncratie, démocrature, « democrazy ». Ces variations ironiques sur le thème du pouvoir du peuple expriment on ne peut plus clairement, dans beaucoup de consciences africaines d’aujourd’hui, la somme des sentiments de malaise, de défiance et de désillusion engendrés par des « changements » de régimes, changements souvent purement formels, survenus au cours des dix-quinze dernières années. A gros traits, depuis les « indépendances » trafiquées ou trahies, les longues dictatures jurassiques ou les coups d’Etat à répétition jusqu’aux « démocraties » de façade, où les loups se déguisent en brebis, les hyènes en antilopes, on peut dire que l’espoir de voir s’incarner réellement la justice sociale et économique et les libertés et les droits effectifs de la personne humaine a été, partout ou presque, amèrement déçu, bafoué.

On ne peut donc s’étonner du fait que la thématique politique soit au centre de nombreux romans africains d’hier et d’aujourd’hui. Les carcans et les dérives de l’exercice du pouvoir ont marqué l’imaginaire de tous ceux pour qui l’acte d’écrire ne relève pas du jeu gratuit ni de la seule pulsion esthétique.

Et ce constat se vérifie pleinement lorsqu’on examine l’ensemble du patrimoine littéraire du Congo-Brazzaville, « petit » pays d’Afrique centrale, qui impressionne durablement par le nombre et la qualité de ses écrivains marquants : Tchicaya U Tam’si, Emmanuel Dongala, Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Jean-Baptiste Tati-Loutard, Sylvain Bemba, Guy Menga, Tchitchéllé, Ngoie-Galla, etc.

Tous, de front ou par la bande, explorent, creusent, interpellent, dénoncent les manques politiques et sociaux. Ils partagent, me semble-t-il, un même refus de la démagogie, de la langue de bois étouffante et des slogans manipulateurs, quelles que soient, par ailleurs, les différences bien réelles de leurs trajectoires individuelles (aux frontières ou au cœur des avatars politiques), de leurs sensibilités spécifiques, de leurs styles flamboyants ou sobres.
Parmi cette impressionnante pléiade congolaise, un nom est à mettre en exergue : celui de Maxime N’DEBEKA, poète, auteur de théâtre, nouvelliste et aujourd’hui romancier avec Sel-piment à la braise (Editions Dapper-Littérature, 2003).

Né en 1944, il a très tôt connu la notoriété littéraire. Mais il ne s’agissait pas seulement d’un remarquable succès d’estime dans le cercle restreint des lettrés. Son premier recueil poétique (L’Oseille Les Citrons, P.J. Oswald, 1975) comportait un poème revendicateur, intitulé 980.000 (soit 98% de la population congolaise d’alors, en d’autres mots le peuple, face à une bourgeoisie d’Etat imbue de ses privilèges) :

« (…) Osera-t-on se demander (…)
Pourquoi la vie diminue
Pourquoi la vie diminue ici et
Pourquoi elle s’allonge là
Un côté ne nourrit-il pas un autre
Qui osera – Qui osera – Qui osera
Nous oserons
980 000 nous sommes
980 000 affamés
brisés
abrutis
Nous venons des usines
Nous venons des forêts
des campagnes
des rues
Avec des feux dans la gorge (…) »

Ce texte, appris par cœur et récité fiévreusement par des milliers de Congolais a, selon des témoins de l’époque, démontré que la poésie n’était pas un luxe d’esthètes et pouvait vraiment se faire la porte-parole légitime des consciences populaires.

Militant très engagé, accusé de complot, condamné à mort puis gracié, longtemps assigné à résidence, N’Debeka sait dans sa chair ce que sont la prison, l’exil, toutes les menaces et les déceptions d’une vie politique houleuse.

Il fut aussi le premier à traiter le thème théâtral de l’ascension et la chute d’un chef d’Etat-dictateur. Sa pièce Le Président (P.J. Oswald, 1970) a précédé bien d’autres œuvres devenues aujourd’hui classiques, telles que Le Pleurer-rire d’Henri Lopes, La Vie et demie de Sony Labou Tansi, Le destin glorieux du Maréchal Nnikon Nniku Prince qu’on sort, de Tchicaya U Tam’si, etc.

Sel-piment à la braise est le premier roman publié de Maxime N’Debeka. Il s’était jusque là cantonné aux poèmes et à l’écriture théâtrale (Equatorium, Les lendemains qui chantent, chez Présence Africaine), avec aussi, il faut le rappeler, une incursion réussie dans le domaine de la nouvelle (Vécus au miroir, Publisud, 1991).

Pour ses premiers pas dans le roman, il reste fidèle à la thématique de ses principales œuvres théâtrales : satire du pouvoir absolu, critique de la démagogie et de ses slogans incantatoires, dénonciation de l’arrivisme mais aussi tragédie de la chute de tyrans presque pitoyables (dont on pourrait penser qu’ils nous ressemblent furieusement). L’argument principal du livre est l’histoire de Zacharion, dit « Vieux Zack » pour les intimes, c’est-à-dire toute la population du Bangragra, pays « imaginaire » d’Afrique où règne une démocratie aux allures virtuelles, celle de « la parole libre autorisée », et construite sur quatre groupes de pression : le Haut d’en Haut, le Bas d’en Haut, le Haut d’en Bas et le Bas d’en Bas. Ces formules disent magnifiquement, mieux que d’hypothétiques classes sociales, comment s’articule une société, toujours liée pour l’essentiel au pouvoir militaire. Car c’est par l’armée que se sont imposés Vieux Zack, le « Grand Scrutateur de la Foi Démocratique Ordonnée » et « Procurateur Général de la Justice des Damnés » (tels sont ses titres officiels), ainsi que son « petit cousin », le Chef de l’Etat, appelé aussi par les médias « Père Nourrisseur ». La dérision est palpable, tout comme dans la description des méthodes employées par les deux larrons complices pour grimper jusqu’au sommet : c’est par la vente de poulets grillés à la braise et de brochettes assaisonnées aux aphrodisiaques, stimulants et anesthésiants tirés de la botanique locale qu’ils ont débuté leur carrière. Métaphore limpide : du pain (de temps en temps) et des jeux (truqués). Mais cette ascension fulgurante s’est payée par des sacrifices de proches et des ingratitudes mortelles. En bref, dans les placards, il y a de nombreux squelettes. Et ce sont précisément leurs ombres qui vont venir hanter les coupables par le truchement bien actuel du courrier électronique.

N’Debeka mêle, avec un humour sombre, technologie et magie et l’un des grands charmes du roman est sans doute dû à cette irruption du « deuxième monde », du « nocturne » (les Occidentaux diraient le « fantastique ») dans le « premier monde », le « diurne », la « réalité ».

Remords donc, jusqu’à la folie, de Vieux Zack, hanté aussi par une souffrance intime : la mort d’une épouse qu’il a aimée, aime encore éperdument jusqu’à renier et haïr Dieu lui-même. En effet, à côté de la parabole politique et sociale féroce, on trouve également, dans Sel-piment à la braise, une étonnante humanité du protagoniste : père de famille inquiet pour l’avenir de sa fille, futur beau-père maladroit, nouveau riche attendrissant, autodidacte insensible aux prestiges culturels du patrimoine français. Car un sous-thème surprenant se glisse au fil des chapitres : l’hommage rendu à la Ville de Blois, qui a accueilli depuis quelques années le réfugié politique qu’est devenu Maxime N’Debeka. Les châteaux de la Loire et le Bangragra : le contraste laisse rêveur.

Mais l’essentiel n’est pas, à mes yeux de lecteur, dans le traitement des divers sous-thèmes qui émaillent certains chapitres. C’est surtout, par le biais d’une écriture inventive, inspirée, à la fois lyrique et mordante, le rappel du fait que les vieux démons (nationaux et étrangers) n’ont pas fini de rôder dans les couloirs des « jeunes » démocraties. Le rappel aussi de la fragilité et de la versatilité des peuples, si aisément manipulables. Et l’affirmation, une fois de plus, que la littérature est utile, et peut mieux affiner notre perception du monde et sa compréhension. N’en déplaise aux technocrates.